(N°3) Par Stephen WRIGHT –
Envisager un art sans oeuvre, sans auteur et sans spectateur a une conséquence immédiate : l’art perd sa visibilité en tant que tel. Pour des pratiques qui se situent dans la lignée des arts visuels, et surtout pour les institutions normatives qui le gèrent, le problème n’est pas négligeable, car s’il n’est pas visible, il échappe à tout contrôle, à toute prescription, à toute réglementation, en somme à toute « police ».
Conforme à l’unique mélange de candeur et de cynisme qui le caractérise, le monde de l’art contemporain se plaît à imaginer que l’art peut désormais avoir lieu partout : les interventions dans l’espace public prolifèrent, les biennales aussi (on en recense 300 aujourd’hui, ce qui ne laisse que 65 jours pour faire autre chose – de l’art par exemple).
S’il y a des lieux qui lui sont habituels sinon réservés (galeries, musées), il n’y aurait plus de lieux qui lui sont pour ainsi dire inaccessibles. Comment penser ce narcissisme (« je suis partout »), et comment ne pas y succomber ? Déjà on peut observer qu’il prend plusieurs formes. Pour certains, après avoir annexé à son propre champ tous les coins et recoins du vécu, l’art aurait à ce point colonisé le monde vécu que plus aucun territoire ne lui résiste désormais. Pour d’autres, à peine moins candides mais légèrement plus cyniques, l’art ne saurait plus prétendre appartenir à un régime visuel supérieur aux autres activités et configurations symboliques, telles que la mode, la publicité : l’artialisation, pour reprendre le terme de Montaigne, ne serait qu’un vecteur parmi d’autres de l’esthétisation généralisée du vécu à l’ère du capitalisme post-industriel.
Or s’il est vrai que bien des artistes, y compris ceux participant à la XVe Biennale de Paris, ont cherché à arracher l’art aux lieux qui lui étaient exclusifs – une partie de leur oeuvre consistant à produire elle-même un milieu pour ne pas devoir subir les contraintes d’un lieu d’exposition homologué -, s’imaginer que l’art a lieu où et quand il veut relève d’un voeu pieux, ou d’une consternante naïveté épistémologique. En réalité, bien sûr, l’art n’a pas lieu partout, et ne peut avoir lieu que si certaines conditions de possibilité sont respectées – et il nous incombe de les reconnaître, ne serait-ce que pour les contester.
Il passe aujourd’hui pour une évidence que, pour avoir lieu, les pratiques artistiques visuelles doivent être visibles ; elles doivent même jouir du plus haut coefficient de visibilité artistique possible. Dans l’art, être c’est non seulement être perçu (essi ist percipi, selon la formule de Berkeley), c’est être perçu comme tel. En l’absence de tout dispositif de cadrage susceptible de distinguer l’art de la simple réalité, les objets et activités en tous genres répugnent à changer de statut perceptuel et ontologique pour devenir de l’art.
La grande originalité de la Biennale de Paris consiste à avoir regroupé une centaine de ces pratiques qui, depuis une dizaine d’années, commence à anticiper un nouveau statut de l’art. Bien qu’informées par une compétence, une intentionnalité ou une auto-compréhension artistiques, ces pratiques dégagent un si faible coefficient de visibilité artistique qu’elles demeurent imperceptibles en tant qu’art.
Quel que soit leur intérêt par ailleurs, de telles pratiques nous posent une question fondamentale : quels sont les dispositifs qui régissent l’apparaître de l’art – du moins selon les conventions aujourd’hui en vigueur ? On peut identifier trois présupposés normatifs.
D’abord, que l’art a lieu dans une oeuvre, c’est-à-dire que l’art se manifeste dans le monde nécessairement et presque naturellement sous forme d’oeuvre.
Ensuite, que l’art a lieu par l’intermédiaire de l’auteur, sa présence corporelle et son autorité créative – exprimées par la signature – garantissant l’authenticité artistique de la proposition.
Et enfin, que l’art a lieu devant ces agrégats homogénéisés de spectateurs qu’on range sous la catégorie désormais plurielle de publics. S’interroger sur les lieux et non-lieux de l’art, c’est donc en même temps se poser la question : qui a le droit de faire de l’art ? Qui, autrement dit, est investi de l’autorité requise pour s’assurer de l’adhésion du spectateur ?
Car en fin de compte, sans l’adhésion du public au caractère artistique de la proposition, validant ainsi sa prétention à la reconnaissance (« ceci est de l’art ») par une suspension volontaire de l’incrédulité, l’art ne peut avoir lieu du tout. Les projets artistiques faisant partie de la XVe Biennale de Paris mettent directement en cause la nécessité pour l’art de se conformer à ces contraintes normatives.
À la place de l’oeuvre d’art, certains privilégient le processus artistique comme porteur de sens, récusant la subordination du faire à toute finalité extrinsèque. Certains (souvent les mêmes), loin de s’en tenir à l’autorité du seul artiste, valorisent le co-autorat, généralisant la responsabilité du processus créatif à l’ensemble de personnes qui y prennent part. Certains encore (presque toujours les mêmes), au lieu de pratiquer un art dont la légitimité dépend de la reconnaissance du spectateur, refusent cette division du travail conventionnelle (sujet1 produit objet destiné au sujet2), lui préférant un art, non pas soustrait aux exigences de l’espace public, mais d’un coefficient de visibilité négligeable.
La Biennale de Paris défend les pratiques à faible coefficient de visibilité artistique – pratiques dont la visibilité artistique est délibérément affaibli – en défendant des pratiques ayant un double statut ontologique : relevant de l’art tout en ayant une valeur d’usage propre à un autre champ d’activité humaine. Ces pratiques relativisent les positions d’autorité et affaiblissent les attributs des experts de l’expression.
Envisager un art sans oeuvre, sans auteur et sans spectateur a une conséquence immédiate : l’art perd sa visibilité en tant que tel. Pour des pratiques qui se situent dans la lignée des arts visuels, et surtout pour les institutions normatives qui le gèrent, le problème n’est pas négligeable, car s’il n’est pas visible, il échappe à tout contrôle, à toute prescription, à toute réglementation, en somme à toute « police ».
Dans une perspective foucaldienne, on dirait que l’enjeu d’une police de l’art est une question de visibilité. Selon la définition désormais classique de Jacques Rancière, « la police est, en son essence, la loi, généralement implicite, qui définit la part ou l’absence de part des parties… La police est ainsi d’abord un ordre des corps qui définit les partages entre les modes du faire, les modes d’être et les modes du dire, qui fait que tels corps sont assignés par leur nom à telle place et à telle tâche ; c’est un ordre du visible et du dicible qui fait que telle activité est visible et telle autre ne l’est pas, que telle parole est entendue comme du discours et telle autre comme du bruit. » (1)
La police artistique agit tacitement, ses sourdes injonctions ne devenant perceptibles qu’avec le passage du temps, lorsque les contours d’une époque commencent à se profiler. L’analyse de Rancière ne s’applique pas qu’à l’art, mais plus généralement à la partition du réel entre lieux et non lieux de savoir, de visibilité et de légitimité, nous aidant à mieux voir comment des actes et des mots se distribuent selon une ligne définie a priori. Cette ligne de partage entre pratiques admises et déconsidérées, entre paroles requises et récusées devient particulièrement perceptible aujourd’hui à qui accepte de la voir, à une époque où l’art est traversé par une profonde crise axiologique et épistémologique, dont la profondeur se compare à celle de la Renaissance. L’art, autrement, est au bord d’une rupture de paradigme en termes de son statut ontologique même.
Le désoeuvrement de l’art
L’art, comme la discussion, réclame toujours du neuf ; on s’attend à l’imprévisible – à ce qu’on ne capturera, ne maîtrisera jamais, mais devant lequel on éprouve le sentiment de vivre quelque chose. Or l’art ne cherche plus à incarner l’expérience de l’imprévisible en oeuvres.
Toujours pensée comme porteuse de valeur ou comme valeur incarnée, la notion d’oeuvre se révèle aujourd’hui moins descriptive que normative, et en tant que telle, singulièrement inadaptée pour penser la production artistique la plus contemporaine, de plus en plus tournée vers des processus ouverts. C’est par le biais de l’imprévisible que l’art se révèle non pas objet mais action ; l’imprévisible désigne le moment où par l’action, on produit de l’événement. L’esthétique aura réalisé un progrès décisif lorsque, se mettant en phase avec la réalité des pratiques artistiques aujourd’hui, elle aura fait son deuil du présupposé selon lequel l’art ne se laisse appréhender qu’à travers les oeuvres qui le médiatisent et l’incarnent.
Elle se sera ainsi débarrassée d’un legs de la Renaissance, d’un paradigme qui, en entretenant une contiguïté trompeuse entre oeuvre et art – entre ce qui est donné à percevoir et la valeur esthétique qu’on lui accorde -, contribue à son insu à maintenir une vision hiérarchisante de l’art, où le processus se voit déprécié au bénéfice de l’oeuvre aboutie. A persister à identifier oeuvre et art, on se condamne non seulement à produire des descriptions forcément alambiquées de bien des propositions artistiques contemporaines – où l’oeuvre fait souvent écran à l’activité artistique – mais encore à renforcer des normes au sein du champ de l’art.
Les ennemis invétérés de l’art contemporain, Jean Clair en tête, ont bien reconnu – et dénoncé – l’inadéquation entre ce qu’on présente génériquement comme des « oeuvres » et toute définition substantive de ce terme, même si leur diagnostic normatif, pétri de nostalgie, de ces « armées de désoeuvrés de notre temps », autrement dit de ces « artistes sans oeuvre, sans talent ni métier », reste parfaitement inopératoire. Conspuer la quasi totalité de l’art de son temps est assurément une position concevable, mais une si grande hostilité a priori exclut la possibilité même de comprendre ce qu’il y a à comprendre dans la production artistique actuelle.
La méfiance des artistes à l’égard de l’oeuvre d’art ne date pas d’aujourd’hui. L’esthétique romantique célébrait le fragment par rapport à l’oeuvre achevée ; or aujourd’hui les propositions artistiques ne renvoient à aucune totalité absente.
Pour leur part, les mouvements d’avant-garde des années soixante, Fluxus en tête, cherchaient à parer toute forme de réification (et toute réification des formes) en refusant l’objet. Pourtant, on voit bien aujourd’hui à quel point la trace – photographique, filmique – se substitue à ce qui a eu lieu, et s’introduit sous forme d’oeuvre dans un circuit des échanges, acquérant une valeur d’échange qui n’a rien à voir avec sa valeur initiale. Or si les attaques des mouvements d’avant-garde ont souvent convergé sur l’objet d’art – « marchandise absolue » selon Marx, car image même de la valeur -, peu d’artistes aujourd’hui refusent l’objet, son refus pur et simple de l’objet relevant du maniérisme.
Mais de plus en plus de plasticiens aujourd’hui déploient des stratégies qui mettent en crise les paramètres constitutifs de la notion d’oeuvre en favorisant un art qui se maintient ouvert et processuel, qui ne se préoccupe pas des critères habituels de sa divulgation et de sa diffusion, autrement dit, de la promotion de l’oeuvre. Leurs stratégies sont multiples : inscription dans un processus de modifications permanentes ; recherche de l’intervention de facteurs externes qui sape la pérennité de la proposition ; sollicitation des collaborateurs plus ou moins informels, qui deviennent co-auteurs ; manipulation du hasard (et non pas le hasard à l’état domestiqué comme les surréalistes, qui prenaient soin de limiter les dégâts à l’oeuvre-incarnation) ; interrogation de l’idée de valeurs incarnées en s’appuyant sur le principe du troc, et ainsi de suite. Si rien ne rapproche ces différents artistes, ils se retrouvent tous, comme le note Pascal Nicolas – Le Strat, autour d’une intention commune : « libérer la création de son apparat conclusif, en proposer une autre modulation, à la fois plus intensive et extensive. »
Penser l’art qui se fait
Difficile de penser l’art qui se fait à l’aune d’un concept aussi normatif que celui d’oeuvre. Contrairement aux théories esthétiques fortement normatives qui prédominaient au XXe siècle, qui faisaient de l’art le « baromètre de la condition humaine », voire un « ersatz d’activisme », l’esthétique se doit de maintenir une neutralité de principe si elle veut être en mesure de saisir la production artistique dans son ensemble. C’est pourquoi « L’esthétique relationnelle » de Nicolas Bourriaud ne constitue pas une théorie esthétique, mais une théorisation partisane d’une tendance au sein de l’art aujourd’hui. Pourtant son ouvrage foisonne d’intuitions sur les pratiques contemporaines. Son postulat de base, on le sait, est que « la sphère des relations humaines [constitue] le lieu de l’oeuvre d’art », le sens de l’oeuvre naissant du « mouvement qui relie les signes émis par l’artiste, mais aussi de la collaboration des individus dans l’espace d’exposition. » Constatant bien que le concept d’oeuvre est sérieusement mis à mal par les pratiques mêmes qu’il défend, N. Bourriaud cherche tout de même à sauver le concept d’oeuvre en le diluant et le complexifiant : « l’oeuvre d’un artiste est un élément reliant, un principe d’agglutination dynamique. Une oeuvre d’art est un point sur une ligne. » Pourquoi tant de contorsionnisme conceptuel pour défendre un « point » si ce sont les méandres de la « ligne » qui comptent pour l’artiste ?
Face aux provocations des avant-gardes, la définition de l’oeuvre d’art n’a cessé d’être assouplie tout au long du XXe siècle et les révisions proposées par Bourriaud qui préserve la notion en l’étendant à l’ensemble du dispositif conçu par l’artiste pour gérer les contingences – ne sont que les dernières en date. Par « oeuvre », on désigne aujourd’hui aussi bien des objets matériels qu’immatériels. Mais on désigne toujours implicitement une proposition achevée. La notion d’oeuvre implique, en effet, une causalité et une hiérarchie entre processus et finalité, une différence entre deux étapes, dont la première est subordonnée à la seconde. Et c’est précisément cette temporalité, propre à l’oeuvre, qui est de plus en plus mise à mal. L’art actuel ne se déploie pas lors du surgissement de l’oeuvre, mais tout au long d’une conduite processuelle de création ; sa finalité est coextensive au processus. Par cette attention soutenue au devenir artistique du projet, au dépens de son aboutissement, l’art actuel s’inscrit davantage dans le temps, que dans l’espace, interrogeant implicitement la notion du temps public plus que celle, souvent rabâchée dans le milieu de l’art, d’espace public. Les modalités de mise en espace propres aux institutions actuelles s’avèrent, à cet égard, inadaptées.
La décomposition de l’oeuvre matérielle
Comment expliquer ce « dés-oeuvrement » contemporain ? Sans doute n’est-il que très partiellement dû à l’épuisement des formes traditionnelles. Il y a, après tout, beaucoup d’artistes qui continuent et continueront à produire des oeuvres, pas seulement par vice professionnel, ni sous la pression – écrasante il est vrai – du marché et des institutions, mais pour résoudre des enjeux laissés inexplorés dans l’histoire de l’art. Mais, pour l’artiste aujourd’hui, faire oeuvre est désormais une option comme une autre. L’erreur serait de confondre une contiguïté occasionnelle entre art et oeuvre pour une identité nécessaire. L’oeuvre d’art est (devenue) un type de proposition artistique parmi d’autres – une sorte de « métagenre », qui inclut d’autres genres tels que la peinture, l’installation. L’explication de ce dés-oeuvrement réside dans la position qu’occupe l’art dans le système global de l’économie symbolique et matérielle. L’économie artistique ne pouvait guère rester indemne de la croissance des activités immatérielles qui caractérisent l’économie générale.
L’activité artistique, à l’égal des autres entreprises sociales, est affectée par la nouvelle composition anthropologique du travail, à savoir par la généralisation du travail immatériel, et par la place de choix que celui-ci s’est arrogé dans la société capitaliste postfordiste.
L’artiste anglais Michael Landy a récemment proposé une réflexion singulière sur le destin de l’oeuvre d’art – de l’oeuvre d’artiste – et de sa place dans cette économie, en décomposant littéralement et systématiquement la totalité de ses propres biens matériels. L’artiste a passé un an à inventorier tout ce qu’il possédait. Il était propriétaire, apparemment, de 7.006 choses différentes, qu’il a classées en dix catégories : habits, meubles, appareils électroniques, denrées périssables, automobile, etc. Tous les 7.006 objets furent mis en sacs en plastique, dont une étiquette indiquait le numéro de série sous lequel il les avait enregistrés dans une première base de données. L’ultime et publique phase de Break Down s’est déroulée, avec la même rigueur diligente, dans un grand magasin désaffecté au plein centre du quartier commercial de Londres. Landy y a installé une chaîne de montage où, durant les quinze jours de l’installation, une équipe d’ouvriers (operatives), habillés en bleu de travail, a procédé au démontage méthodique des objets. Tous les jours, un nouveau lot d’articles fut chargé sur le transporteur à courroie afin que les opérateurs démontent tout ce qui pouvait l’être, puis triant les éléments selon leur matériau (métaux, papier, céramiques, etc.) qu’ils ont ensuite déchiquetés, granulés etc. Des biens qui ont en parti défini l’identité et matérialisé la mémoire de l’artiste, ne reste qu’une base de données cataloguant leur poids, couleur… Si les ready-made de Duchamp soulevaient la question de l’oeuvre d’art à l’aube de l’ère fordiste, cette chaîne de démontage, en transformant symboliquement des objets manufacturés en un inventaire informatisé, la soulève de nouveau à partir des nouvelles modalités productives qui caractérisent le capitalisme contemporain. Michael Landy n’a produit aucune oeuvre ; l’installation performative n’était que l’aspect tangible d’un processus. C’était en outre un projet collaboratif, dont l’artiste n’était que le gestionnaire. C’est à ce titre exemplaire de l’activité artistique aujourd’hui, qui relève davantage de la bonne gestion des contingences que de la production d’oeuvres ; les artistes, eux, sont devenus des manageurs de signes, de gestes, bref, des gestionnaires des contingences qui surviennent dans un processus sans finalité, auquel le sens – tout le sens qu’il y a – est immanent.
Dans une remarquable étude sur le travail artistique dans les friches souvent animées par des artistes-RMIstes, Nicolas-Le Strat affirme que notre époque se caractérise par une généralisation de « créativité diffuse ». Autrefois en effet l’oeuvre incarnait une plus-value que l’artiste lui conférait. Mais, à une époque de créativité diffuse, la production d’images et d’objets de qualité n’étant plus l’apanage des seuls artistes, l’axe de l’activité artistique s’est déplacé d’une logique conclusive, visant la réalisation d’oeuvres, vers des processus ouverts. Or ce fait pose un problème bien réel pour les gestionnaires des musées, comme pour les marchands de l’art, qui doivent respectivement montrer et vendre quelque chose : car que pourrait-on bien exposer dans nos musées et galeries dès lors qu’on admet que les éléments matériaux des dispositifs ne sont que des produits dérivés, de fades ersatz d’une activation qui a eu lieu ailleurs ?
L’ex-situ resitué ou l’art déceptuel
C’est pourquoi le visiteur des musées d’art contemporain est de plus en plus souvent confronté à un nouveau genre d’art – un genre qui s’ignore, et que je propose d’appeler « l’art déceptuel ».
Il s’agit d’un art inactif, ou plutôt désactivé, dont la jouissance esthétique qu’il procure est aussi faible (pour ne pas dire inexistante) que le concept est riche. Arraché au contexte et au processus qui lui conférait son sens, il devient une forme « involontaire » d’art conceptuel. Mais comme la proposition initiale n’avait rien de la froideur propre au genre conceptuel, face aux témoignages vidéographiques, textuels, photographiques qui documentent une expérience désormais inaccessible, on éprouve une forte déception. Un exemple parmi tant d’autres. Le commissaire d’exposition Carlos Basualdo a choisi de présenter, dans « De l’adversité nous vivons », le Colectivo Cambalache, un collectif de jeunes artistes colombiens qui travaille sur le troc. Il présente, comme une installation, le « Musée de la rue », un projet conçu initialement comme un marché de rue dans un quartier pauvre de Bogotá, où s’organisait le troc de divers objets. Ce projet, qui se veut une analyse vivante et dynamique de la relation entre la valeur et l’échange – le libre échange, justement —, comporte un nombre indéterminé d’objets qui ont été échangés de dizaines voire des centaines de fois. C’est une proposition qui se rematérialise et se dématérialise sans cesse, dont l’identité réside dans le temps et non pas dans les objets, qui ne sont par définition jamais les mêmes. Or qu’est-ce qu’on voit dans le cube blanc du Musée ? Une série de photos témoignant d’un processus arraché au contexte qui lui appartenait intrinsèquement. De manière parfaitement factice, et sous le regard vaguement désapprobateur du gardien, un cartel invite discrètement le visiteur à troquer quelque chose contre un des objets étalés sur une table. Peu, dans ces conditions, osent le faire ; la collection interchangeable se réifie. Comme une bonne partie de l’art aujourd’hui, exposé dans les lieux réservé à cet effet, l’expérience est à la fois conceptuelle et décevante : « déceptuelle ». La question se pose, évidemment, de savoir ce qu’on pourra bien exposer dans les musées à l’avenir, sinon d’encombrants produits dérivés.
Tant qu’on n’aura pas repensé de fond en comble l’architecture sociale de nos musées – à savoir, leur valeur d’usage – nous devrons nous satisfaire d’un art toujours plus déceptuel. Déjà en 1967, cherchant à relativiser les gestes des mouvements d’avant-garde, l’historien d’art Robert Klein a posé les deux questions suivantes, croyant par là exclure toute velléité d’un dés-oeuvrement de l’art : « Imagine-t-on un état de choses où l’art se passerait d’oeuvres ? Ou imagine-t-on des oeuvres qui ne soient pas des incarnations de valeurs et la solidification d’expériences ? Pour être sûr que l’éclipse de l’objet d’art n’est qu’une éclipse, il faudrait pouvoir exclure a priori ces deux éventualités. » Les événements survenus l’année suivante ont démontré combien cette rhétorique normative de la solidité et de l’incarnation est inadéquate. Les artistes d’aujourd’hui sont contemporains d’une société qui ne manque pas de projets, de propositions politiques, mais qui peine singulièrement à trouver les formes pour les canaliser ; prôner une telle « solidification » de l’expérience risque de forclore des visions politiques à venir. Les expériences créatrices opérées par des artistes contemporains ne font qu’esquisser un horizon, sans poser un au-delà qui fixerait des limites à notre imaginaire. Telle est, sans doute, leur valeur d’usage.
Vers un art sans spectateur
Au début des années 90, a eu lieu, au Musée des Beaux-Arts de Vancouver, un colloque consacré à la question suivante : « Qu reste-t-il de l’art conceptuel ? »
Un certain nombre d’interventions portaient sur le constat que l’art conceptuel était devenu une sorte de subculture autosuffisante, dont la caractéristique dominante était d’avoir définitivement aliéné le public – comme si l’art conceptuel était une cause et non une manifestation de la distribution inégale de capital symbolique dans la société ; comme si le retrait de l’art, ou du moins d’un certain art critique, témoignait non pas de son refus de se penser en termes de son audimat, mais fournissait la preuve de sa capitulation devant l’omniprésence de l’industrie culturelle. En somme, l’art conceptuel serait devenu élitiste au point d’avoir définitivement aliéné tout public. Visiblement exaspéré par la désespérante pauvreté analytique d’une telle évidence, Lawrence Weiner répondit : « Nous autres praticiens sommes le public. » Si elle rencontra l’opprobre de certains, cette réplique péremptoire semble ouvrir une véritable perspective pour un art à venir. Un art public, mais sans public autre que ceux qui sont impliqués dans sa production. Autrement dit, un art sans spectateur – quel vaste programme !
Un art enfin débarrassé de ses consommateurs, ne serait-ce pas une manière pour l’art de repenser de fond en comble la division du travail conventionnelle qui le caractérise et de se débarrasser du même coup des artistes, et par ce paradoxe de s’approcher, peut-être, de nouveaux usagers voire d’une nouvelle valeur d’usage ? Il y a certes plusieurs manières d’entendre la remarque de Weiner, et sans doute, dans le contexte, revêtait-elle davantage la forme d’un constat lapidaire que celle d’une plate-forme destinée à rallier qui que ce soit. Cependant, prendre Weiner au mot semble offrir le double avantage d’échapper à la démagogie autour de la prétendue « participation » des publics et de la dérive spectaculaire prise par l’art pour les attirer, tout en fournissant un outil pour comprendre un certain nombre de pratiques contemporaines qui, à la division du travail conventionnelle (sujet1 destine un objet à la consommation visuelle par sujet2), préfèrent expérimenter des pratiques à la fois plus inclusives et plus extensives. Plus intéressante encore dans la remarque de Weiner est sa contestation de la pertinence d’une division du travail symbolique entre participation et spectatorialité (spectatorship selon le substantif collectif anglais).
Comprendre l’art qui se fait aujourd’hui nous oblige de clarifier cette distinction et d’imaginer d’autres usagers d’art que ses seuls spectateurs. D’où vient-elle, dans l’histoire des idées, la notion selon laquelle la spectatorialité serait constitutive de l’art lui-même ? Le moyen âge ne connaissait pas de spectateur qui n’émerge qu’à la Renaissance. C’est Emmanuel Kant qui, en envisageant l’art – qu’il définit comme l’unique phénomène esthétique susceptible de nous procurer un « plaisir désintéressé » – du seul point de vue du spectateur, introduit celui-ci comme une quasi évidence au coeur même de notre conception de l’art.
Or aujourd’hui, de plus en plus d’artistes choisissent de déployer leurs compétences artistiques en dehors du cadre institutionnel (au sens très large) de l’art, provoquant une division entre « arts visuels » et art visible : on voit certes quelque chose, mais pas en tant qu’art. Comment mettre en évidence le caractère artistique de telles pratiques dont l’une des caractéristiques principales est le très faible coefficient de visibilité artistique qu’elles dégagent ? Cette quasi-invisibilité soulève non seulement la question d’un art sans oeuvre et sans artiste identifiables, mais d’un art carrément sans spectateur, celui-ci perdant jusqu’à sa raison d’être. C’est précisément dans sa célèbre « Critique de la faculté de juger » que Kant aborde la question de l’art sous l’angle de la finalité de l’objet et du jugement esthétique : en pensant l’art des seuls points de vue de la finalité et du jugement, c’est-à-dire du seul point de vue du spectateur, Kant revendique pour celui-ci la place de choix dans son concept même de l’art. Certes, on pourrait dire que la conception kantienne présuppose également l’artiste (sans quoi le spectateur ne percevrait aucun principe formel d’extériorité), mais son rôle demeure passif et latent puisqu’il n’est pas pensé en termes de production, ses traces devant être activées lors de la réception. Autrement dit, Kant a accompli une véritable révolution copernicienne en esthétique en basculant le centre de gravité de la sphère de la production vers celle de la seule réception, en faisant du spectateur – et du spectateur désintéressé – le héros de l’art. Il s’agit, toutefois, d’un héroïsme malaisé : devant l’oeuvre qu’il aime, le spectateur ne peut qu’éprouver un sentiment de frustration de ne pas en être l’auteur ; voilà pourquoi Kant lui confère les pouvoirs déterminants de l’expérience esthétique. Il est face à quelque chose qui lui dit sa vérité nue sans qu’il puisse s’identifier à elle : cet espace commun où artistes et non artistes sont censés se retrouver en une unité vivante de sens.
Si la spectatorialité a fini par s’imposer avec la force d’une évidence, un flagrant et véhément mépris du spectateur était toujours sous-jacent à la logique intransigeante et provocatrice des mouvements d’avant-garde du vingtième siècle. Guy Debord, par exemple, dénonce le « spectacle intégral » qui transforme le citoyen en spectateur, en « homme méprisable ». (2) Et Marcel Duchamp, dans un entretien tardif, déplore qu’au « lieu de forcer le public à venir jusqu’à l’oeuvre, on va quémander son accord. L’ennui, avec l’art comme on le comprend aujourd’hui, c’est cette nécessité de mettre le public de son côté… Le public médiocratise tout. L’art n’a rien à voir avec la démocratie. » (3) Le fait que Duchamp – l’artiste qui, plus que tout autre, a bouleversé le statut de l’art au vingtième siècle – tenait à préciser que sa critique visait « l’art comme on le comprend aujourd’hui » laisse sans doute entendre que lui aussi pouvait envisager, du moins en principe, un art reconfiguré de façon à ne plus être subordonné à la démagogie spectatoriale. Mais, diraient certains, parler de « démagogie spectatoriale », n’est-ce pas stigmatiser injustement ce qui est au fond un souci démocratique de ne pas exclure les publics (dont l’emploi au pluriel entérine la reconnaissance de l’inégale distribution de capital culturel dans la société) ?
Même si la notion de spectatorialité est en effet ébranlée par bien des pratiques artistiques furtives – là où les artistes injectent leurs perceptions et compétences dans des champs d’activités qui ne sont pas référencés par l’art – n’est-ce pas légitime de vouloir conférer un rôle producteur au spectateur dans la constitution du sens des oeuvres d’art ? Pour montrer à quel point cette représentation imaginaire diffère de la réalité, il suffit de jeter un coup d’oeil au discours théorique qui accompagne des expositions aujourd’hui. Sur un carton d’invitation annonçant une exposition collective intitulée « Participer » à la Galerie du Dourven, on lit ceci : les oeuvres présentées « ont pour point commun d’engager le spectateur dans une participation active : s’asseoir, s’allonger, dessiner sur un télécran, jouer à un des ancêtres du jeu vidéo… Ces oeuvres étendent la capacité d’invention aux utilisateurs eux-mêmes.» Que le décalage abyssal entre « participation active » ou « capacité d’invention » et des verbes aussi passifs (et antinomiques à toute inventivité) que « s’asseoir » ou « s’allonger » ne saute pas aux yeux comme hautement paradoxal est malheureusement symptomatique d’un phénomène bien plus général. Prenons l’exposition de Cindy Sherman au Jeu de Paume : l’écart entre l’artiste et le sujet dont elle revêt l’identité, qui caractérise son oeuvre depuis toujours, « donne au spectateur la liberté d’articuler et de compléter l’histoire des personnages qu’elle incarne », lit-on dans la plaquette offerte aux… spectateurs, qui se voient ainsi informés des enjeux de leur « liberté ». Ou encore, la plaquette de l’exposition de Claude Closky, lauréat du Prix Marcel Duchamp 2005, à l’Espace 315 du Centre Pompidou, qui en fournit un exemple particulièrement sidérant : l’exposition elle-même est composée de seize écrans plasma, accrochés au mur à intervalles réguliers, chacun s’allumant à tour de rôle dans le sens des aiguilles de la montre. Le regard des spectateurs est ainsi entraîné par le déplacement de l’image d’un écran à l’autre, « qu’ils marchent à sa suite ou qu’ils se tiennent au centre et tournent sur eux-mêmes. » Cette description, aussi banale que vraie par définition, donne lieu à la conclusion suivante : « cette économie visuelle, conjuguée à la constance de l’apparition, est une manière de laisser le spectateur trouver sa place – ou de lui offrir d’en changer. »
Ce discours célébrant la « liberté » du spectateur n’émerge pas de nulle part. Ce sont les théories de la réception qui ont commencé à proliférer il y a une trentaine d’années, largement sous l’impulsion de l’Ecole de Constance (4) – mais issues également de tout un courant de la pensée française des années 60 de Barthes à Derrida et à Foucault – qui ont accrédité le rôle du spectateur dans la « production » du sens d’une oeuvre d’art.
Radicalisant la mise en cause de la philosophie du sujet tout au long du vingtième siècle, cette mouvance a réussi à déplacer de la sphère de la production vers celle de la réception la charge du travail réellement générateur du sens, en investissent le spectateur du rôle crucial. L’artiste – en tant que celui qui, par ses intentions bien méditées, produit à lui seul la signification d’une oeuvre – s’est vu ainsi détrôner. Il n’importait désormais plus pour le spectateur de gagner un accès privilégié à la conscience de l’auteur pour comprendre ce que propose celui-ci ; il lui incombait plutôt de produire la signification de l’oeuvre. Tout dispositif qui contribuait à rompre la symétrie du sujet-produit-objet-pour-sujet2 était donc bon à expérimenter. Or si cette redistribution des lieux de production de sens était subversive il y a une génération, et si elle a réussi à déboulonner des hiérarchies qui passaient pour des évidences, elle a fini elle-même par devenir l’idéologie dominante dans une société basée toujours davantage sur l’individualisation des relations de consommation, où les « dispositifs de subjectivation » dont parlait Gilles Deleuze sont mis au service de la marchandisation. Le spectateur consommateur est enrôlé activement dans la production de sa propre passivité, au nom de sa prétendue liberté.
L’idée selon laquelle l’art se destine à un spectateur passe donc désormais pour une évidence incontestée. À un tel point d’ailleurs que le seul débat concerne les moyens les plus appropriés qui permettent la diversification et l’augmentation du public. Prenons, à titre d’exemple, le récent ouvrage de Jean-Marc Leveratto, Introduction à l’anthropologie du spectacle : « Il n’existe pas d’art sans spectateur, affirme-t-il, quelle que soit la caractérisation technique de celui pour lequel et par lequel l’art fait événement.
L’art ne se produit qu’en situation, qu’en présence d’un être humain qui en fait l’expérience, qu’il s’agisse de fabriquer un objet ou de tirer plaisir de son action. » Ou un peu plus loin : « L’art ne se passe qu’au contact d’un spectateur qui prête son corps à la situation et éprouve l’efficacité émotionnelle de ce qu’il lit, écoute ou regard ». (5) Sur un autre registre, le philosophe Christian Ruby n’affirme pas autre chose : « Qui pourrait éluder ce moment essentiel de l’activité artistique ; explicitement parlant, le moment de la relation de l’oeuvre à un autre, au spectateur ? Cette relation demeure constitutive de l’oeuvre d’art. » (6) Dans ces éloges du spectateur et sa prétendue implication dans la constitution du sens, ne sommes-nous pas précisément au coeur même de la production de l’idéologie contemporaine – entendue comme le rapport imaginaire qu’entretient le sujet avec le réel, qu’entretient l’individu avec le collectif – dans laquelle la participation et la spectatorialité jouent, à titres différents, un rôle clé ? Ne s’agit-il pas, en réalité, d’encenser l’inventivité et la participation du spectateur – et éventuellement d’assurer la captation des bénéfices de cette inventivité – tout en l’arrachant à toute effectivité dans la prise de décision publique ?
Le spectateur fut un élément propre à un régime de visibilité qui est aujourd’hui en pleine recomposition. A un certain moment de l’histoire de l’art, il fut même un acteur ou agent historique, avant d’être réduit à son état de témoin plus ou moins passif d’aujourd’hui. Au spectateur doit logiquement se substituer d’autres types d’usagers d’art, d’autres rôles, moins liés au régime de visibilité dominant et donc moins susceptibles de reconnaître la légitimité de ses cadres légitimants. Mais cela nécessiterait un nouveau statut pour l’art.
Car selon les conventions aujourd’hui en vigueur, l’art ne peut avoir lieu en-dehors du dispositif qui le définit comme tel : comment en effet, en l’absence de tout cadre, distinguer la proposition artistique de ce que les philosophes analytiques appellent « la simple réalité ordinaire » ? Or ce cadre est un dispositif composé de plusieurs éléments ; il est avant tout souscrit par un monde de l’art qui investit l’artiste du pouvoir à transformer, par la seule apposition de sa signature, un objet quel qu’il soit en oeuvre d’art. Or ce dispositif de transformation et production de perception, je l’appelle le « cadroir », pour souligner sa singularité (puisque c’est ce dispositif qui permet à l’art de fonctionner différemment que toute autre activité humaine, par la suspension habituelle du cours normal des choses). Le cadroir est ainsi le performatif de l’art, en ce sens que c’est lui qui permet de reconnaître que contrairement à ce qu’on dit depuis la boutade de Duchamp (« c’est le regardeur qui fait l’oeuvre »), l’art n’est pas seulement fonction du spectateur, mais le spectateur est fonction de l’art.
D’une part, c’est par la seule apposition de sa signature, que l’artiste – investi par le monde de l’art institutionnel de l’autorité, qui peut lui être retiré – déclare performativement que telle ou telle activité ou configuration symboliques relève de l’art, transformant ainsi son statut ontologique alors que ses qualités physiques ou perceptuelles demeurent identiques. Or sans l’adhésion du moins implicite du spectateur, ce tour de magie ne produit aucun effet, ne peut fonctionner, mais apparaît plutôt comme une imposture : son caractère arbitraire saute aux yeux. En fin de compte, c’est le spectateur qui active le dispositif performatif. D’autre part, l’art lui-même, par les conventions déterminant comment il apparaît dans le monde, engendre ses spectateurs, comme le souverain engendre ses sujets : le spectateur subit l’art sans participer à la constitution de ses conventions. Tant que l’art dépendra de l’assentiment des spectateurs tout en déterminant le rôle passif qui leur est dévolu (pire encore aujourd’hui est la démagogie autour de la prétendue « participation », parfaitement tronquée, du spectateur), il restera fondamentalement anti-démocratique.
Mais à quoi pourrait ressembler un art sans spectateur ? La XVe Biennale de Paris est une première tentative de répondre à cette question par une multiplicité d’exemples singuliers. Mais sans doute personne n’a exacerbé davantage les paradoxes opératoires liés à un art affranchi de toute spectatorialité que le peintre français Bernard Brunon. Car si sa pratique picturale se nourrit de sa formation dans la tradition avant-gardiste de supports-surfaces, son travail souffre–ou plutôt jouit – d’un coefficient de visibilité artistique négligeable. Sa pratique – qu’il décrit plutôt jovialement comme du « support-surface ouvrier » – se déploie sous forme d’une entreprise de peinture en bâtiment, enregistrée sous le nom de « That’s Painting ! », qu’avait fondée l’artiste à Houston dans les années 80, initialement pour avoir une raison sociale afin de pouvoir gagner sa vie dans la métropole texane. Si l’entreprise s’est montrée économiquement viable – employant aujourd’hui de nombreux ouvriers spécialisés – sa prospérité doit bien peu au monde de l’art. Car bien que Brunon considère – non sans une certaine audace mais en toute simplicité – sa nouvelle activité de peinture comme artistique à part entière, il n’y a strictement rien d’arty ni même d’artistique au sens visuel du terme dans les travaux de peinture réalisés par l’entreprise. En effet, le credo de la boîte est fonctionnel, sérieux et reflète l’affairement d’une entreprise soucieuse de sa part du marché : « travaux bien faits, échéances respectées, prix compétitifs ». L’entreprise recouvre de peinture des surfaces préparées, ce qui relève d’une définition minimale de l’activité picturale. Toutefois, la majeure partie de la clientèle ne se doute pas, et n’a aucun motif de se préoccuper de la perception de Bernard Brunon de son entreprise comme une oeuvre collective d’art conceptuel, dont la devise est la suivante : « With less to look at, there’s more to think about », « moins il y a à voir, plus il y a à penser ». Brunon nous invite en somme à penser la peinture en dehors de tout critère de visualité, et nous fournit un exemple emblématique, car bien ancré dans l’histoire du médium, d’un art sans oeuvre, sans auteur, et sans spectateur.
Notes
1. Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995, p. 52.
2. Guy Debord, La Société du spectacle, Gérard Lébovici, Paris 1987, p. 153.
3. Marcel Duchamp, Entretien avec Otto Hahn, juillet 1966. C’est nous qui soulignons.
4. Voir, pour une excellente introduction critique aux travaux de cette « école », R.C. Holub, Reception Theory, Routledge, Londres, 1989. L’ouvrage collectif de S. Suleiman et I. Crosman (The Reader in the Text, Princeton University Press, Princeton, 1980) montre la diversité et la vivacité des recherches dans ce domaine ; parmi les textes fondamentaux disponibles en français, citons : W. Iser, L’acte de lecture (tr. E. Sznycer), Mardaga, Bruxelles, 1985 ; R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, Paris, 1978 ; ainsi que Pour une herméneutique littéraire (tr. M. Jacob), Gallimard, Paris, 1988.
5. Jean-Marc Leveratto, La Dispute, Paris, 2006, p. 13. Leveratto à vrai dire cherche à formuler une sorte d’idéal-type du spectateur, pourvu d’une réflexivité lui permettant se prendre lui-même comme objet, de s’inclure dans l’observation : « Tout spectateur est spectateur, en même temps que de son propre plaisir, du plaisir d’autrui ».
6. Christian Ruby, L’Art et la règle, Ellipses, Paris, 1998, p. 33. Plus loin, il affirme que « le sens de l’oeuvre émane du rapport de l’oeuvre et du spectateur », p. 66.
Photo :
« Je ne vois pas pourquoi les gens attendent d’une oeuvre d’art qu’elle veuille dire quelque chose alors qu’ils acceptent que leur vie à eux ne rime à rien. » David Lynch (L’Express, 28 mars 1996)
Ce texte a été rédigé pour le catalogue de la XVe Biennale de Paris paru en avril 2007 diffusé par Paris Musées. Compte tenu de son adéquation avec sa ligne éditoriale il est republié par la Revue de Paris dans sa rubrique “Republications”.