(40) Par Eric MONSINJON –
« A GUEST + A HOST = A GHOST », c’est le titre d’une œuvre spectrale du créateur du ready-made qui a échappé aux radars de la notoriété. Une existence quasi occulte.
Un spectre hante le monde de l’art contemporain – le spectre de Marcel Duchamp.
Décembre 1953. Quartier de Saint-Germain-des-Prés à Paris, 19 rue du Dragon. Imaginez, vous êtes sur le point de pénétrer à l’intérieur de la galerie Nina Dausset pour assister au vernissage du peintre Américain Bill Copley, ami de Duchamp, connu pour ses nus expressionnistes érotiques.
En guise de bienvenue, on vous offre un bonbon au caramel sur l’emballage duquel figure l’inscription en anglais : « A GUEST + A HOST = A GHOST » – En français : « UN INVITÉ + UN HÔTE = UN FANTÔME. »
C’est Marcel Duchamp qui a conçu cette micro-œuvre pour l’occasion. Il a pris le soin de découper de petits carrés de papier d’aluminium jaunes et verts pour y envelopper les caramels mous et veiller à leur distribution.
Il faut savoir que cette œuvre très rare a échappé aux radars du catalogue raisonné de l’artiste et du Portail de recherche Duchamp qui vient d’être lancé en ligne. Sans doute, sa nature spectrale a-t-elle largement contribué à son invisibilité. C’est pour cela que nous en parlons ici.
— A GUEST + A HOST = A GHOST a révélé simultanément deux types de fantômes : l’œuvre-fantôme et l’artiste-fantôme. —
Aujourd’hui, elle s’offre à nos regards avec son seul papier d’emballage exposé comme une relique. Une amie à moi en possède un exemplaire vert. Il y a quelques mois, la galerie Thaddaeus Ropac (Paris 3ème) en avait présenté une version jaune à l’occasion d’une exposition sur l’artiste.
Le calembour-équation imprimé sur l’emballage, « A GUEST + A HOST = A GHOST », joue sur la ressemblance des sons et la différence de sens. L’étrange opération consiste à additionner les lettres des deux termes pour en forger un troisième. Quant à sa signification, on comprendra que lorsqu’un invité rencontre un hôte, celui-ci devient un fantôme.
Aussitôt, une série de questions vient à l’esprit. Qui est ce mystérieux invité (GUEST) ? Dans le contexte du vernissage, il s’agit assurément du visiteur convié. Vous ou moi. Et l’hôte (HOST) ? A l’évidence, le peintre Bill Copley. A moins que ce ne soit la galeriste Nina Dausset. Et le fantôme (GHOST) ? Difficile de répondre. Certains ont voulu y voir Copley en raison de son échec à devenir un peintre reconnu et en vue, un fantôme de peintre en somme. Hypothèse cruelle.
Et s’il s’agissait de Marcel Duchamp. Une manière pour lui de rappeler qu’il avait arrêté la peinture. Duchamp, le fantôme, n’avait-il pas déclaré en 1925 : « Toutes les expositions de peinture ou sculpture me font mal au cœur. Et je voudrais éviter de m’y associer. »
Les dates ont leur importance, car elles forment un cortège d’anniversaires sur plusieurs décennies : en 1913, il réalise son premier ready-made ; en 1923, il arrête la peinture ; en 1953, il réalise l’œuvre qui nous intéresse aujourd’hui.
DUCHAMP CONTRE DUCHAMP
L’œuvre de Duchamp s’est donc dématérialisée à la fois verbalement (le calembour-fantôme) et concrètement (le bonbon-fantôme). Cela pose bien évidemment la question de la nature de l’œuvre. Est-ce le premier ready-made comestible de l’histoire ? A savoir, une œuvre qui devance le cocktail bleu de Klein, le boudin cuisiné avec son propre sang de Journiac et les tas de bonbons de Gonzales-Torres. Ou bien, s’agit-il d’une sorte de happening avec la distribution des bonbons au public, succédant à l’Untitled Event de John Cage (1952) et devançant les happenings d’Allan Kaprow (1959) ? Rien ne le confirme vraiment.
Quelque chose a changé avec cette œuvre. Tout se passe comme si Duchamp en appelait, quarante ans après la création du ready-made, à la destruction de celui-ci. Une dématérialisation qui avait déjà démarré secrètement avec Air de Paris et Elevage de poussière, en 1919 et 1920.
Sur un plan plus général, si l’œuvre d’art disparaît, alors l’art perd de sa consistance. Et le thème de la mort de l’art n’est jamais loin. Et si l’art est mort, alors il n’y a pas de raison que l’artiste ne disparaisse pas lui aussi. Duchamp initie un devenir-fantôme de l’artiste. Duchamp pense contre Duchamp.
Vers la fin de sa vie, il raréfiait sa production artistique au point d’ériger son silence en principe d’influence : « Le silence, c’est la meilleure production qu’on puisse faire, parce qu’il se propage : on ne le signe pas et tout le monde en profite. » En réponse au dandysme de Duchamp, l’artiste Allemand Joseph Beuys avait réalisé une action intitulée Le Silence de Marcel Duchamp est surestimé (1964).
La disparition de l’artiste peut également se lire, de façon plus subliminale, dans le mot « caramel » qui est l’anagramme de « A Marcel ». Le « A » indiquant l’idée d’un hommage posthume. Le caramel a été consommé. L’emballage est vide, comme un petit linceul sans son contenu.
Mais chez Duchamp, la mort (Thanatos) n’est jamais triste, car elle est toujours reliée à son principe opposé, l’érotisme (Eros). L’assimilation de l’artiste à un caramel (A Marcel) n’a pas d’autre finalité que d’insister sur le fait que ce dernier doit être sucé, croqué et avalé par le regardeur-invité (GUEST). Le sous-entendu érotique est relativement explicite. Duchamp est coutumier des jeux de mots grivois dont il parsème les titres de plusieurs de ses œuvres, de L.H.O.O.Q. à Objet-dard.
Autre aspect qui participe de la disparition de l’artiste, les personnages fictifs qu’il s’invente. Ils fonctionnent comme de véritables doubles qui mènent une vie indépendante de sa personne.
Richard Mutt signe en 1917 le célèbre urinoir Fountain, tandis que son alter ego féminin, Rrose Selavy, réalise, à partir de 1920, des œuvres à sa place. Dans Wanted, l’artiste offre 2000 dollars de récompense pour retrouver ses doubles. Fantômes, esprits, revenants peuplent secrètement son univers artistique.
A bien y regarder, Duchamp a toujours cultivé une sorte de dépersonnalisation progressive dans la réalisation de ses œuvres. Tout est clair lorsqu’il affirme que « C’est naturellement en essayant de tirer une conclusion ou une conséquence quelconque de cette déshumanisation de l’œuvre d’art que j’en suis venu à concevoir les ready-mades. » L’artiste est à la recherche d’un style impersonnel.
INFRA-MINCE
Le devenir-fantôme de Duchamp est à rapprocher de son concept d’infra-mince qui désigne la différence la plus infime entre deux idées, ou deux réalités. Pour définir l’infra-mince, il donne un exemple amusant : « Quand la fumée de tabac sent aussi de la bouche qui l’exhale, les deux odeurs s’épousent par infra-mince. »
A GUEST + A HOST = A GHOST a révélé simultanément deux types de fantômes : l’œuvre-fantôme et l’artiste–fantôme. Et Duchamp annonce leur grande alliance à venir. L’œuvre du fantôme épouse par infra-mince le fantôme de l’œuvre. Par cette opération occulte, Duchamp désire abolir la séparation entre l’art et la vie pour faire de sa Vie son Chef-d’œuvre.
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Photo en-tête : Marcel Duchamp. « A GUEST + A HOST = A GHOST ». Paris, 1953, 10 x 10 cm. Papier d’emballage pour bonbon avec équation-jeu de mots imprimée à l’encre.