(N°32) Par Eric MONSINJON –
Aucune personne sensée ne croit à la « mort de l’art » annoncée par quelques artistes radicaux du XXe siècle. Et cela, pour la simple et bonne raison qu’il s’agit d’un assassinat sans mort.
J’aime les problèmes que l’on considère, en apparence, comme déjà réglés, ils révèlent souvent de merveilleuses surprises. C’est le cas de la mort de l’art, déjà mille fois abordées. Aussi, je tiens ici à soutenir l’idée qu’il reste de l’impensé sur ce terrain miné.
Il n’existe pas une, mais au moins quatre versions de la mort de l’art, et je voudrais même en ajouter une cinquième, singulière et méconnue. Elle a été initiée par un passager clandestin, par un grand créateur oublié qui a traversé secrètement l’histoire, et qui a repensé la mort de l’art de manière inattendue (patience, son nom sera révélé à la fin de ce billet).
La mort de l’art chez Hegel
Selon une légende persistante, la première annonce viendrait de Hegel (1770-1831), or, le philosophe Allemand n’a jamais déclaré la mort de l’art. Tout est parti d’une citation extraite de sa monumentale Esthétique (1818-1829) : « l’art reste pour nous, quant à sa suprême destination, une chose du passé ».
Que signifie une telle déclaration ? Que si l’art est une chose du passé, alors nous sommes tentés d’en conclure que ce dernier est bien mort. Or, le problème est plus complexe qu’il n’y paraît. Pour en comprendre la portée, il est important de situer cette phrase énigmatique dans la pensée du philosophe. A l’origine, l’art est d’essence religieuse, et trouve sa destination métaphysique dans le divin, autrement dit, hors de lui-même.
Dans l’Antiquité, le divin apparaît lui-même aux fidèles à travers, par exemple, la pyramide de Khéops, ou le Parthénon de l’Acropole. Hegel situe l’étape de la perfection formelle de l’art religieux, en Grèce, au Ve siècle avant J.-C, avec la statuaire qui devient le lieu sensible de la manifestation de l’esprit dans la matière. De l’Antiquité au Moyen-Age, l’art religieux permet à l’esprit humain de se contempler lui-même dans la matière, tel Narcisse fasciné par sa propre image à la surface de l’eau.
De la Renaissance jusqu’au XVIIIe siècle, l’art commence à s’émanciper, lentement et progressivement, de ses racines religieuses. Hegel parle alors d’un art qui gagne en autonomie.
L’art ne cherche plus un but métaphysique à l’extérieur de lui-même, mais un but à l’intérieur de lui. L’art autonome se voit alors exposé dans un lieu qui lui est entièrement dédié, à savoir le musée, inventé au XVIIIe siècle. Ainsi muséifié, l’art tend à devenir une « chose du passé ». Voilà comment il faut comprendre la célèbre citation de Hegel.
L’autonomie permet aussi à la philosophie d’envisager l’art comme un objet de réflexion indépendant. Pour cela, la philosophie fonde une branche spécifique que l’on nomme l’esthétique, à l’instar de Baumgarten, fondateur de la discipline, et de Hegel lui-même.
En somme, Hegel n’annonce pas la mort de l’art, mais seulement la mort de l’art religieux. La naissance du musée entérine l’autonomie de l’art. Et cette autonomie annonce le début du déclin de l’art en tant que discipline indépendante dans le Savoir. Cette idée du déclin aura une grande postérité chez les artistes modernes.
Kandinsky et l’art abstrait
A partir de la moitié du XIXe siècle, les arts en Europe entrent dans une phase de remise en cause de l’héritage classique. Le XXe siècle inaugure une phase plus violente de décomposition avec les avant-gardes qui imposent une succession de ruptures révolutionnaires.
Un grand mouvement d’auto-destruction domine tous les arts : éclatement de la versification en poésie, altération du récit dans le roman, dislocation du cadre tonal en musique. Dans le domaine de la peinture, Edouard Manet inaugure la modernité (1863) en réduisant la peinture à d’immenses aplats de couleurs contrastées, les impressionnistes (1874) fragmentent le motif en touches-virgules pour inventer une nouvelle atmosphère, les fauves (1905) torturent les figures pour une plus grande expressivité, tandis que les cubistes décomposent l’espace pictural en facettes géométriques (1907).
En 1910, Vassily Kandinsky opère une profonde méditation sur le dépassement de l’expressionnisme. Le renoncement à la figuration le conduit vers un art totalement anti-figuratif. Il ne s’agit pas, pour lui, de détruire l’art, mais de détruire la figuration, à l’instar des autres grands artistes de l’art moderne, comme les recherches géométriques radicales de Malevitch, Mondrian, Rodtchenko, et Sonia Delaunay.
Duchamp et Dada
En 1913, Marcel Duchamp réalise Roue de Bicyclette, qui consiste en un simple assemblage, donné à voir comme une œuvre d’art à part entière. C’est la naissance du ready-made et la fin de la peinture. Le plus célèbre exemple est l’urinoir Fountain signé en 1917.
Duchamp ne représente plus un objet, il le présente. De la remise en cause de la peinture à la remise en cause de l’art, il n’y a qu’un pas que les dadaïstes n’hésitent pas à franchir. Dès 1916, le mouvement Dada zurichois célèbre l’anti-art. Le rien est érigé en principe créateur.
Tristan Tzara, dans sa Conférence sur Dada de 1922, déclare que « Dada, après avoir de nouveau attiré l’attention du monde entier sur la mort, sur sa présence constante parmi nous, marche en détruisant de plus en plus, non en extension, mais en lui-même ».
Ainsi, il proclame péremptoirement la mort de Dada. Ce mouvement voulait tout détruire, aussi il devait logiquement s’autodétruire lui-même pour rester fidèle à son esprit d’origine. Malgré leurs déclarations provocatrices, les dadaïstes n’ont pas réussi, à la fin des fins, à anéantir l’art.
Guy Debord et le dépassement de l’art
Dans La Société du Spectacle, publiée en 1967, le fondateur de l’Internationale Situationniste, Guy Debord, considère que les avant-gardes antérieures ont échoué dans leurs tentatives de détruire l’art : « Le dadaïsme a voulu supprimer l’art sans le réaliser ; et le surréalisme a voulu réaliser l’art sans le supprimer ».
Au-delà de la farce dadaïste, Debord envisage une mort de l’art radicale à la portée plus tragique. Pour aller plus loin, il affirme que : « la position critique élaborée depuis par les situationnistes a montré que la suppression et la réalisation de l’art sont les aspects inséparables d’un même dépassement de l’art ».
Pour lui, l’art, à l’époque de la Société du Spectacle ne peut exister que sous la forme d’une répétition ordinaire des styles du passé – comme l’art figuratif, abstrait, voire dadaïste -, ou, que sous la forme inoffensive d’une pseudo-critique de façade du système spectaculaire capitaliste. La critique du système finissant toujours par être récupérée par le système lui-même.
Pour lutter contre le système, Debord et les situationnistes proposent de dépasser l’art pour l’action politique révolutionnaire, car la politique se révèle toujours en retard sur l’accélération du capitalisme planétaire.
Isodore Isou, le passager clandestin
Le temps est venu d’écrire un chapitre additionnel à la mort de l’art. Je l’ai gardé pour la fin, mais, Isidore Isou devrait être situé chronologiquement avant Debord, dont il a été le maître intellectuel.
Dans Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique (1947), Isou, fondateur du lettrisme, propose un dépassement des conceptions dadaïstes et surréalistes. Il repense le problème de la mort de l’art de manière totalement nouvelle avec la loi de « l’amplique » et du « ciselant ».
L’amplique désigne la construction et l’édification d’un art : le perfectionnement de la représentation en peinture, la codification de la versification en poésie, l’élaboration du système tonal en musique. Ensuite, l’art, saturé par la répétition, entre dans sa phase dite « ciselante », c’est-à-dire dans une période d’auto-autodestruction : décomposition de sa structure formelle, dissipation de ses sujets ou thèmes, et anéantissement de ses moyens matériels. Isou utilise la métaphore de l’orfèvre qui cisèle son travail jusqu’au plus menu détail.
La peinture est ciselante, de Manet à Duchamp, tout comme l’est la musique, de Debussy à Russolo, ou la poésie, de Baudelaire à Dada. Isou adresse une critique à Dada qui n’a pas réussi à tuer l’art, en parlant, avec ironie, d’un « assassinat sans mort ». Néanmoins, chaque art doit se souvenir de cette phase de destruction ultime, car Dada représente le ciselant final.
Le ciselant doit être suivi d’une nouvelle phase qu’il appelle l’« hyper-amplique », à savoir, une période de reconstruction, mais, qui ne peut en aucun cas consister à répéter l’amplique classique. A ma connaissance, Isou est le seul créateur à intégrer le mouvement général de construction (amplique) et de destruction (ciselant) à l’intérieur des formes artistiques qu’il invente. Ainsi, il fonde un lettrisme amplique et un lettrisme ciselant, idem pour les autres formes qu’il initie comme l’hypergraphie et l’art imaginaire.
Il est aussi l’un des seuls à généraliser l’amplique et le ciselant à tous les arts, de la poésie aux arts visuels, du roman à la musique. Ce créateur méconnu, décédé en 2007, a laissé derrière lui de nombreux apports, dont la portée créatrice est considérable.
L’art n’est pas fini, mais infini. L’art a sa manière de ne pas mourir, d’éviter de se répéter pour se renouveler. S’il vit et meurt perpétuellement à lui-même, comme Isou le pensait, alors l’art est comme un oiseau de feu, un Phénix.
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Photo en-tête : Extrait du Traité de Bave et d’Eternité d’Isidore Isou, film ciselant et discrépant, 1951.