(N°23) Par Ghislain MOLLET-VIÉVILLE –
Dans le langage courant, une œuvre d’art est souvent réduite à un objet d’art résultant de la création esthétique d’un artiste : un tableau, une sculpture ou une installation spectaculaire. Pour le grand public, l’art doit exprimer la beauté affiliée à une virtuosité artistique à laquelle vient se greffer la maitrise des techniques. C’est cela qu’il faut rejeter dans nos pratiques au sein de la Biennale de Paris. Mais pour ce faire, il revient tout d’abord de reconnaitre que l’œuvre d’art peut signifier bien d’autres choses. Ainsi à la question « Quelle est l’œuvre d’art qui a été fondatrice pour vous ? » les invité(e)s de Claire Chazal apportent des réponses très diverses dans le cadre de son émission culturelle « Passages des arts ». Je me souviens qu’Un coup de dés jamais n’abolira le hasard de Stéphane Mallarmé, le Readymade de Marcel Duchamp, ainsi que 4’33 » de John Cage, avaient été évoqués dans cette émission destinée à un large public.
Un coup de dés jamais n’abolira le hasard de Stéphane Mallarmé est une méditation sur l’affirmation que « toute pensée émet un coup de dés ». La dimension abstraite et complexe de ce poème/œuvre d’art place le mutisme en son centre comme l’expression de la pensée parfaite.
Marcel Duchamp a fait une différence entre son porte-bouteilles : « objet usuel promu à la dignité d’objet d’art par le simple choix de l’artiste » et l’œuvre d’art que l’on doit ressentir avec le Readymade : « Ce n’est pas la question visuelle du Readymade qui compte, c’est le fait qu’il existe, il peut exister dans votre mémoire, vous n’avez pas besoin de le regarder pour entrer dans le domaine du Readymade. Il n’y a plus de question de visualité, l’œuvre d’art n’est plus visible pour ainsi dire, elle est complètement matière grise, elle n’est plus rétinienne. » (1) Pour Duchamp, l’œuvre d’art se réfère à un concept entrainant une procédure : choisir un objet banal et le placer dans un contexte culturel pour susciter les réactions des « regardeurs ». Les interrogations et interprétations de ces derniers, font alors partie d’une œuvre d’art immatérielle.
4’33’’ de John Cage est composée uniquement de silences musicaux qui impliquent que le public ne se limite qu’à écouter. Non pas écouter le silence, mais au contraire, être attentif à tous les sons environnants. C’est une œuvre d’art participative dans laquelle la vigilance des auditeurs joue un rôle primordial. Et finalement, s’il est question de silence dans cette œuvre d’art, c’est celui du compositeur.
Ces quelques exemples historiques correspondent à des prises de position d’artistes qui se sont affranchis de l’art de leur époque, tout en restant dans le domaine de l’art avec des formes redéfinies. Je le dis souvent : un art libéré de l’idée de l’art c’est évidemment tout un art !
En conséquence, donnons une nouvelle place à l’œuvre d’art et prenons en compte la complicité qui peut lier les mots « œuvre » et « art ». Dans le dictionnaire, le mot « œuvre » implique une activité ou exprime le résultat d’une série d’actions orientées vers une fin : « mettre en œuvre », « œuvre mise en jeu », « œuvre du hasard », « œuvre d’une vie », « œuvre du temps » etc. Comme l’écrivait Victor Hugo : « Il y a des grandes choses qui ne sont pas l’œuvre d’un homme mais d’un peuple ». (2) Parallèlement, le mot « art » qui ne peut pas se limiter aux beaux-arts, est défini très diversement comme un ensemble de moyens ou de procédés qui visent un objectif avec des perspectives très riches. On peut ainsi parler de « l’art de faire semblant », de « l’art de tromper », de « l’art de tricher », de « l’art de l’esquive », de « l’art stratégique », de « l’art de faire rire » et même de « l’art de se taire ». À la Biennale de Paris, nous voyons tout cela relié à l’invisuel.
En raison des différentes définitions attribuées aux deux mots « œuvre » et « art » on ne peut les écarter de nos pratiques ; au contraire il me parait même judicieux de les associer pour distinguer l’œuvre d’art de l’œuvre artistique proche de l’objet décoratif. Je préconise que nous refusions tout art artistique à cause de ses compromissions académiques et de ses connivences avec l’aura des chefs-d’œuvre. Et puisque nous repensons l’art autant de l’intérieur que dans sa périphérie, reconsidérons également ce qu’il faut entendre par « œuvre d’art » et utilisons ce terme pour mieux nous jouer de l’éclectisme de ses significations.
En effet, le mot « œuvre » s’applique surtout à un principe consistant à se mettre à l’œuvre. Et l’art « sans identité d’art » (3) peut lui être accolé car il passe inaperçu du point de vue artistique. Idéalement, une œuvre d’art peut donc être assimilée à une « manœuvre d’art », c’est à dire à une mise en œuvre qui, insidueusement, atteint son but par la ruse.
Pour moi, il y a bien une œuvre d’art invisuel globale édifiée par la Biennale de Paris, c’est celle de tous ceux qui y participent avec en tête son directeur (4) en tant que méta-artiste. Dès lors, force est de constater qu’en attendant l’extermination de l’art conventionnel, les artistes peuvent toujours – avec des impacts ciblés – le contrecarrer en son sein et ébranler ceux qui s’y consacrent.
Ainsi en 1942, se tenait à New York la première exposition des surréalistes en exil. Elsa Schiaparelli avait demandé à Marcel Duchamp de préparer une présentation la moins chère possible. Ce qu’il fit en imaginant un enchevêtrement de ficelles dans lequel les visiteurs expérimentaient la difficulté d’accéder aux tableaux.
C’était là l’idée de gêner la vue des peintures au lieu de la favoriser, qui avait prévalu ; d’ailleurs les premiers arrivants furent confrontés à des enfants qui chahutaient bruyamment. On leur demanda alors de s’amuser dans la rue, ce qu’ils refusèrent puisque c’était Monsieur Duchamp précisément, qui leur avait dit qu’ils devaient jouer ici ! Duchamp lui-même fût bien sûr introuvable : ayant arrangé ce beau tohu-bohu, son geste Dada fut de ne pas se préoccuper de la suite.
Certaines prestations d’IKHÉA©SERVICES initiées par Jean-Baptiste Farkas peuvent être comparées à ce désordre : les Lâchers de chiens (dressés contre l’art) (5) sont à réaliser lors d’un vernissage de galerie. De même, La destruction du lieu d’exposition : Un modèle d’exposition par le moins ! (2002) a été présentée par moi au Musée d’art moderne et contemporain de Genève (Mamco).
Plus discrètement, il est également question de perturbation avec Mentir à ses dépens et aux dépens des autres (6), une œuvre que j’ai activée à la Foire Internationale d’Art Contemporain (Fiac) avec Michèle Didier qui a prétendu m’avoir vendu sa galerie.
Je rappelle ce que j’ai écrit précédemment dans la Revue de Paris : « Je suis pour un art sans cimaises, pour un art qui ne s’accroche plus tel un trophée au-dessus de la cheminée. Je pense que le bel objet d’art est tombé dans une sorte de désuétude qui entraine la désuétude de ses collectionneurs, la désuétude des foires d’art contemporain, la désuétude du commissariat d’exposition/show-room et d’une façon générale, la désuétude du talent, du génie artistique et de la notoriété recherchée à tout prix ».
L’art non artistique que je préconise, relève d’un état d’esprit. Bien sûr, il n’est pertinent que si les œuvres d’art s’effacent devant les comportements qu’elles vont générer dans la vie réelle : elles doivent dorénavant s’inscrire aussi en dehors des espaces dédiés à la culture.
Déjà dans les années 60, Allan Kaprow questionnait l’art pour l’élargir aux dimensions de la vie et en 1963, il écrivait « qu’il devenait nécessaire de sortir du contexte d’un cadre artistique connoté (ateliers, galeries, musée) pour se fondre dans le milieu naturel et dans la vie urbaine… Plus de lieu fixe, plus de spectateur, plus de manifestation, plus de critique, plus d’objet, plus de référence à l’histoire de l’art » (7). Et en 1992, il précisait : « J’ai trouvé que la tâche de vivre consciemment le quotidien est plus intéressante que de faire conventionnellement de l’art identifiable comme art » (8). Dans une approche wittgensteinienne de l’art, il rajoutait : « Je suis toujours à la limite entre quelque chose qui n’est pas de l’art et quelque chose qui aurait à voir avec l’art. Alors il y a là un paradoxe ; et je crois que tout paradoxe a une fonction » (9). Pour cet artiste, l’expérimentation devait alors remplacer la création.
De son côté, en 1960, George Brecht œuvrait entre l’aléatoire et l’arbitraire. Il proposait à tout un chacun, des « events » qui se rapportaient à des petites actions n’ayant rien à voir avec ce que l’on espère de l’art : « Déterminez le centre d’un objet ou d’un événement. Déterminez le centre plus précisément. Répétez jusqu’à ce que vous ne puissiez pas être plus précis ». Ou bien « Allumez une radio. Au premier son, éteignez-la ».
En 1969, les « Street Works » (à ne pas confondre avec le « street art ») consistaient en des œuvres d’artistes qui ne pouvaient pas être perçues en tant que telles dans les rues de New York. Pour se dérober à toute visibilité artistique, ces interventions étaient généralement réalisées à l’insu de tous, incognito, sans autorisation ni soutien d’aucune sorte. John Perreault disait à leur sujet : « Aussitôt que l’homme de la rue peut identifier un « Street Work » comme œuvre d’art, le « Street Work » cesse d’exister comme œuvre d’art ». (10) Cette constatation vise à être ambigüe car il est à la fois provocateur et suspect d’avancer qu’une œuvre d’art puisse avoir d’autant plus de valeur qu’elle sera passée inaperçue.
Tout aussi insolites de la part d’un artiste : les bons plans de Matthieu Laurette qui nous a fait découvrir au Monoprix, les produits gratuits que nous avions du mal à repérer. Tous les clients du supermarché avaient la possibilité de se joindre à notre groupe et participer de la sorte, à une proposition d’art qui n’obéissait pas à ses règles habituelles.
Sur un autre registre, Fight The Power ! de Jean-Baptiste Farkas est une incitation à extérioriser des tensions réprimées (esprit de révolte, animosité, haine). Bien qu’elle ait pour but d’être vécue par n’importe qui et en tous lieux, elle est rentrée par effraction dans la collection d’œuvres d’art de Myriam et Jacques Salomon. Myriam ne s’est d’ailleurs pas privée de se défouler dans ma cuisine en faisant exploser un grand miroir !
La bourse de valeurs créée par JaZoN Frings est une œuvre composée d’actions. C’est un système de notations qui se construit à partir des aléas rattachés à sa propre existence. Les expériences et les événements de la vie de JaZoN, sont mis sous forme de cotations boursières qui font l’objet de reports immédiats sur l’Internet grâce au téléphone portable qu’il a toujours à portée de main. Ce faisant, l’artiste ne s’aligne pas sur les dogmes du marché de l’art et crée sa propre économie en l’élevant à l’échelle humaine. JaZoN privilégie un « vécu » qui fait œuvre comme ce fut le cas pour Marcel Duchamp qui faisait de son statut de joueur d’échecs un art de vivre.
C’était également l’ambition que l’on retrouve chez Cyril Delage que j’ai présenté en tant que triathlète bénéficiant du soutien moral de la Société Soussan Ltd en 1998.
Il y aurait bien d’autres initiatives à évoquer ici, mais je vais conclure en rappelant simplement ce que Marshall McLuhan affirmait, à savoir qu’« une œuvre d’art n’a pas d’existence ou de fonction en dehors de ses effets sur les hommes qui l’observent. Et l’art, comme les jeux ou les arts populaires, et comme les médias de communication, a le pouvoir d’imposer ses propres postulats en plaçant la communauté humaine dans de nouvelles relations et de nouvelles attitudes » (11).
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P.S. En complément de mes réflexions, je renvoie le lecteur à mon article : « L’art non artistique et le statut d’agent d’art qui en découle » http://www.revuedeparis.fr/l-art-non-artistique/
(1) Entretien entre Marcel Duchamp et Philippe Colin, le 21 juin 1967 à la galerie Claude Givaudan, Paris.
(2) Cité dans le nouveau petit Robert (dictionnaire) .
(3) Défini par Jean-Claude Moineau dans son livre : Contre l’art Global, Pour un art sans identité, éditions è®e, 2007.
(4) Alexandre Gurita (depuis 2000).
(5) Écrit conjointement par Alexandre Gurita et Jean-Baptiste Farkas, 2007.
(6) Écrit conjointement par Michèle Didier, Ghislain Mollet-Viéville et Jean-Baptiste Farkas, 2016.
(7) Propos cités par Allan Kaprow dans son article « Oublions l’art », revue Multimedia, 1992.
(8) Cité par Jacques Donguy dans son article « Allan Kaprow 1927-2006 : créateur du happening », Inter n° 95.
(9) Entretien inédit avec le cinéaste Vincent Alexandre (pour un projet de film), 1992.
(10) Lire à ce sujet le livre de Sophie Lapalu, Street Works, New York, 1969.
(11) Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Paris, Seuil, 1971.
Photo du numéro 23 : Ghislain Mollet-Viéville et Alexandre Gurita, par Daphné Gurita, 2020
Photo en-tête : Ghislain Mollet-Viéville
Article très intéressant avec une optique personnelle de l’auteur qui ouvre à un grand débat sur le sujet.
Comment définir une oeuvre d’art ? Même s’il y a des critères bien déterminés, certains artistes au fil du temps s’en sont affranchis pour leur création. Il reste un point à discuter est l’opinion publique et celle de l’individu face à l’art. Il y a maintes façons d’apprécier une oeuvre et elle prend vie différemment selon le regard porté.
Dans l’article il manque l’aspect financier de l’oeuvre d’art et doit-elle obligatoirement avoir un prix ?
Merci
Les très bons articles de Ghislain Mollet-Viéville et Alexandre Gurita font partie de l’actualité de l’art et je serais heureux qu’ils soient le sujet de cette œuvre que je viens de créer :
Vivons ensemble une œuvre socialisée !
Échanges d’idées autour de l’actualité de l’art, 2021
Protocole : l’œuvre sera réalisée entre des personnes du monde entier qui communiqueront à son sujet autour de la question suivante :
Art invisuel = Art non artistique ?
Pour participer il suffit d’écrire un commentaire à la suite du mien.
Après la pandémie, la plateforme ZOOM et des réunions en présentiel pourront constituer un cadre convivial pour poursuivre ces échanges.
Loïc Couzineau
L’angle mort de la soustraction, du SANS, reste la transitivité. Pour que l’acte d’éplucher des pommes de terre devienne une oeuvre d’art, il faut certes que l’éplucheur se désigne dans son épluchage comme un artiste, et qu’il définisse son acte d’épluchage comme une action artistique. Mais il reste la troisième condition, vînt-elle des siècles plus tard. C’est celle de la réception. La galerie, l’agent d’art, l’éditeur, le public, la foire, l’école, la biennale, la presse ou l’acheteur, au minimum un tiers doit voir et reconnaitre la proposition comme oeuvre d’art. Disons que si l’oeuvre d’art est une espèce de conversation, elle a besoin d’un interlocuteur. Sinon qu’est-elle ? Cf l’énigme du son : qu’émet l’arbre en tombant dans la forêt si personne ne l’entend ? Ou encore, le phénomène existe t-il sans son observation ? Quelle que soient la valeur, la pertinence, l’audace, la modernité, la signification de la proposition, il me semble qu’il reste la question de sa validation. Qu’est ce qui confère in fine le statut d’oeuvre d’art ? C’est à dire qu’est-ce qui va AVEC ?
Ghislain toujours si pertinent dans le choix d’exemples et la netteté des lignes de force — votre clarté d’esprit est contagieuse !
j’apprécie votre défense du terme « œuvre d’art », et de son application à des pratiques que l’on pourrait dire « de nature invisuelle » voire, dans le sens de Moineau « sans identité d’art » — je la trouve grammaticalement robuste
amitié
Merci de citer Cyril Delage (triathlonien) et Paul Robert (coureur de fond).
Tous deux se défendaient d’une pratique dite conceptuelle. Ces deux athlètes, comme certains autres, qui souhaitaient être sponsorisés par Soussan Ltd, revendiquaient le caractère corporel, extrêmement physique de leurs performances.
S’ils savaient jouer sur la double acception du terme performance en art et en sport, ils jonglaient aussi avec l’expression tout aussi ambigüe d’épreuve d’artiste.
Jusqu’à ce que leur activité ne soit portée à la connaissance d’un public d’expositions, ces deux artistes sont parvenus à vivre leur art sans manifester le besoin de le faire exister aux yeux d’un public. Jusque là, et donc pour la majorité de leur carrière sportive, ces personnes ne cherchaient pas de spectateurs dans l’art. Ils se satisfaisaient de l’esprit sportif, du plaisir confraternel de pousser l’exploit, de jouer avec leurs limites corporelles, de partager les moments de solitudes et de souffrance consenties en compétition. Cet absolu de la conscience d’un corps asservi par la volonté, ils le vivaient aussi dans une forme d’isolement narcissique, puisqu’ils avaient à l’esprit qu’ils pratiquaient une activité artistique clandestine en milieu sportif. La dimension esthétique de leur démarche échappant au public des compétitions, ils travaillaient leur foulée et non leur démarche. Ils s’entrainaient en évitant les artefacts qui voudraient tendre aux spectateurs l’image trompeuse d’un artiste enfermé dans un corps d’athlète.
Ils s’engageaient, montaient dans les classements, investissaient l’espace et luttaient contre la montre, pour explorer la part physique la plus corporelle de leur mode d’expression, celle qui résiste et ne cède rien par complaisance, sauf devant la preuve suante et trébuchante, un trophée rutilant, concession dérisoire de la matière à l’esprit. « Vive la culture physique » et comme le disent souvent les commentateurs sportifs : « Bravo l’artiste ! »