(N°35) Entretien avec Gilbert COQALANE –
RdP : Peux-tu donner une définition de la perturbation ?
GC : En un mot c’est l’action visant à perturber la réalité d’un espace public ou la perception de ses utilisateurs.
RdP : C’est une action organisée ?
GC : La perturbation a besoin de structure et de cadre pour pouvoir opérer efficacement.
RdP : Quelle est la différence entre la perturbation, l’actionisme, le happening ou la performance ?
GC : Ces formes-là existent depuis longtemps et on peut éprouver les limites et même faire un détournement de ces actions. La performance et les autres dérivés dont tu parles se programment. La perturbation ne se programme pas. Elle peut se préparer, elle peut s’activer, mais elle ne se programme pas. La perturbation travaille sans filet, directement dans la réalité. Dans une performance tout est millimétré, il y a même un carton d’invitation qui indique « ça va se passer à telle heure », on va même nous dire ce que l’on va voir, il n’y a pas de réelle surprise. Alors que la perturbation est quelque chose qui se crée dans le réel et en temps réel. Si on va prévoir quelque chose ce sera de l’ordre de l’interaction avec l’espace public et l’interaction avec les protagonistes qui vont créer la perturbation. On peut dessiner une trame mais on ne peut jamais programmer la perturbation et ça n’a donc rien à voir avec la performance et ses dérivés.
RdP : Il y a une forme de désamorçage par le terme même. Tu peux organiser une action que tu n’appelles pas perturbation, tu peux la nommer avec un mot gentil et passif. Or que lorsque tu dis « c’est une perturbation », il y a comme une forme de franchise terminologique qui annonce et qui dit « tiens c’est une perturbation ». On s’attend à ce que quelque chose dérange. Est-ce que le choix du terme même a un rôle ? Comment en es-tu venu à ce terme ?
GC : Entre ma définition de la perturbation et la définition du dictionnaire il y a assez peu de différence. Il y a une définition qui est assez claire pour Madame ou Monsieur tout le monde, qu’il soit initié ou pas à l’art d’ailleurs. Mon but est de m’ouvrir le plus possible. Donc quand je parle de perturbation, les gens savent à quoi s’en tenir. Quand on parle de perturbation de météo, on sait qu’il y a quelque chose qui va arriver.
RdP : Justement, peux-tu rappeler la définition du dictionnaire de la perturbation ?
GC : Voici la définition de la perturbation dans le Larousse : « perturbation = (nom féminin) 1. Irrégularité dans le fonctionnement d’un système. 2. Bouleversement, agitation dans la vie sociale. ». Je suis dans la première définition du dictionnaire tout en apportant une « action visant à perturber la réalité d’un espace public ou la perception de ses utilisateurs. ». Il y a quelque chose d’important pour moi, dans la définition du dictionnaire il y une connotation négative, c’est-à-dire que la perturbation est vue comme quelque chose qui s’impose à nous alors que j’aimerais orienter la définition vers quelque chose de positif, vers quelque chose de l’ordre de l’attaque, de la réponse, quelque chose qui soit en lien avec la vie, avec le fait d’agir et non pas avec quelque chose qu’on subit. La perturbation a toujours existé dans l’humanité et elle existera toujours. Sauf que le principe c’est de changer son appréciation et je pense que l’humanité est assez forte en termes de perturbation, elle fait comprendre qu’on est en état de crise tout le temps, en permanence. A partir de ce constat on peut concevoir l’état de crise comme quelque chose de positif à l’humanité, quelque chose qui nous fait avancer.
RdP : Est-ce que la perturbation implique une transformation qui bouleverse l’ordre établi, le confort qui nous bloque dans des situations dont on veut s’affranchir. Donc la perturbation vient perturber ce confort ?
GC : Oui effectivement, parce que ce confort est synonyme de non-création. La perturbation impose de créer quelque chose. Ça peut être très bien dans la vie quotidienne ou dans la vie artistique. La perturbation est synonyme de vie supplémentaire, de vie augmentée.
RdP : Est-ce que la perturbation a besoin de l’art ?
GC : La perturbation est un trait de caractère de l’humanité. C’est soit quelque chose d’imposé par des personnes, ça peut être un événement météo ou un événement diplomatique. La perturbation s’impose à nous et en même on peut s’en saisir et lancer nous-mêmes des perturbations et agir ainsi sur la réalité. C’est ce côté-là qui m’intéresse, c’est se saisir de la perturbation pour devenir un acteur et non une personne soumise.
RdP : Est-ce que tu penses que dans l’art les artistes sont plutôt comme dirait en extrapolant Ghislain Mollet-Viéville, « des artistes légumes », des gens passifs, qui doivent passer du statut de celui qui subit un système à celui qui agit et qui modifie ce système ? Parce que j’ai le sentiment que le problème de l’art aujourd’hui, ou en tout cas un de ses problèmes parce qu’il y en a plein, l’artiste n’agit plus sur l’extérieur. Il est fixé sur des formats normatifs, par exemple l’œuvre d’art, qui n’a plus d’influence sur le contexte. Les artistes subissent un système dont ils sont les marionnettes. La perturbation permet de reprendre le contrôle de sa pratique. Est-ce qu’il y a un peu de ça ?
GC : Oui clairement. L’art a ses limites et tous les éloges qu’on peut faire à l’art freinent les ambitions premières de l’art. Le but du jeu c’est d’entrer dans la communication le plus possible avec nos semblables pour faire société, mais comment les artistes se saisissent de l’art provoquent le contraire. Les artistes sont dans l’entre soi artistique et de ce fait ils sont loin de faire société. Aujourd’hui on débloque des outils pour rendre accessible l’art. C’est assez paradoxal de dire que l’art est accessible et qu’au final on crée des outils pour qu’il soit accessible. Théoriquement si l’art était vraiment accessible on n’aurait pas besoin de créer des outils pour le rendre accessible. Avant de fixer un impératif d’accessibilité à l’art il faut interrompre la politique d’inaccessibilité à l’art et par conséquent être dans l’espace public, c’est déjà une priorité, être dans des cadres et des formats qui ne soient pas imposés aux artistes comme l’exposition. J’en ai fait des expositions pendant des années. J’en éprouve les limites parce que c’est un cadre imposé aux artistes qui ne correspond pas finalement à mon envie et à ma définition du métier d’artiste. Je pense que cela ne définit pas également d’autres artistes, je pense que je ne suis pas le seul dans ce cadre-là.
RdP : Est-ce qu’une perturbation a un public ? Tu disais qu’une perturbation n’est pas annoncée comme étant de l’art, donc elle peut émerger à tout moment n’importe où ?
GC : La perturbation a forcément un public. Dès qu’un acteur fait un geste dans une société, il y a forcément un observateur qui va produire une pensée d’analyse par rapport à ce geste, ce sera positif ou négatif pour la personne. Je me positionne plutôt comme une personne qui réalise un geste, donc sujet à la critique, positive ou négative. Par conséquent quand moi ou quelqu’un propose une perturbation, on réalise un geste et on sait pertinemment qu’il va y avoir une critique. C’est ça qui est intéressant : les interactions avec les personnes qui créent l’art. Si je fais une perturbation et qu’il n’y a pas d’observateurs et/ou d’acteurs, celle-ci s’annule automatiquement. Le but du jeu c’est d’avoir le public vivant le plus large possible et s’éloigner du spectateur. Ce qui est important c’est d’avoir une perturbation, c’est avoir de l’art au moment où on ne s’y s’attend pas du tout.
RdP : Le caractère inattendu de la perturbation est son facteur déterminant.
GC : J’essaye de m’inspirer le plus possible de la vie et de faire en sorte que la perturbation fasse partie de la vie. Il y a un côté spontané qui est beaucoup plus intéressant à travailler que le côté programmé et tout ficelé que l’on peut voir dans l’art aujourd’hui.
RdP : Si la perturbation peut se dispenser du secteur de l’art pour exister en tant que telle, je trouve que c’est une très bonne nouvelle pour l’art et surtout pour les artistes. Parce que ça veut dire que les artistes ont un moyen d’agir qui soit libéré des normes et des diktats des institutions de l’art. Cela implique une reprise en main de sa propre pratique avec la liberté qui va avec. Mais je me pose quand même une question, imaginons un secteur de l’art ou il n’y a que des perturbateurs, ils sont tous géniaux et toutes géniales mais qu’en même temps l’institution et le marché de l’art prospèrent avec les absurdités et les choses négatives pour l’art qui vont avec et grandissent. Je pense qu’il doit y avoir d’une manière ou d’une autre une interaction entre l’artiste et son secteur d’inscription et ce même si l’artiste peut se dispenser du secteur de l’art pour exister et fonctionner en tant qu’artiste. Comment est-ce que la perturbation interagit avec le secteur de l’art ? Avec ses institutions et avec ses valeurs établies ?
GC : Il y a en effet plusieurs questions que tu viens de me poser. Pour la première, la perturbation peut agir dans d’autres domaines, très diversifiés, que le secteur de l’art et c’est une très bonne chose. Si par exemple, demain un ouvrier se saisit de la perturbation, ça peut être opérant dans son champ d’action et ça peut même être assez fort. Moi je suis artiste, c’est mon métier, je place la perturbation au minimum dans le cadre du champ de l’art même si j’ai vocation à l’ouvrir le plus possible, ou à faire des stratégies de biais. Je peux faire une perturbation qui parle de l’art alors qu’au final je suis éloigné des lieux de monstration de l’art sans interagir de ce fait avec le monde de l’art. Il y a Ghislain Mollet-Viéville qui m’a écrit il y a quelque temps et j’ai bien aimé cette phrase qui définit bien la chose « la perturbation est un dommage collatéral de l’art », c’est-à-dire qu’avec la perturbation on va chercher des choses qui n’existent pas dans l’art, ou alors on va chercher des choses qui ne nous plaisent pas dans l’art. Par exemple, si je fais référence à mon action en rapport avec la notion d’écocide, là il y avait dans le système judiciaire quelque chose qui n’arrive pas à pénétrer le monde législatif. La perturbation essaie de faire à sa manière un essai pour pouvoir aboutir à ses fins.
RdP : On peut avoir un peu de détail sur cette perturbation ?
GC : A la base, « Écocide » est une offensive. Une offensive est un ensemble de perturbations. Une offensive a un objectif et des outils pour y arriver ainsi que des échelles d’impact. Dans l’offensive « Écocide » terme juridique que les juristes essaient d’instaurer dans le droit français, qui signifie l’équivalent du génocide pour l’environnement, il y 17 perturbations. Toutes les perturbations ont été travaillées et à chaque fois en temps réel. Par exemple le fait de se placer dans l’espace public en réalisant une perturbation : le fléchage d’une sculpture de bison devant un Buffalo Grill en costume cravate. Il s’agit d’une première perturbation, c’est le placement du protagoniste. Une personne qui est en costume cravate qui réalise une perturbation, ça crée déjà un fossé dans la perception de ce qui se passe, parce qu’une personne en costume cravate reflète un certain sérieux dans l’esprit public très éloigné de la perturbation. Ensuite il y a le fléchage, qui place directement l’entrée de différents protagonistes, comme les forces de l’ordre par exemple, comme le responsable de la chaîne Buffalo Grill. En fin de compte, le principal protagoniste qui est le perturbationiste, va faire par le biais de son action, rentrer d’autres protagonistes. Et là on rentre dans la narration de la perturbation où chacun va devenir acteur. Par exemple, les policiers vont soit me mettre en garde à vue ou pas, le juge va me condamner ou pas, et à chaque fois moi je vais interagir. Par exemple j’ai eu une convocation au tribunal et je me suis dit « bon je dois réfléchir à une perturbation » et c’est là que j’ai décidé de créer le paradoxe d’être jugé pour avoir fléché un bison en plastique, alors que je me suis présenté en costume de torero devant le procureur, parce que la corrida en France est acclamée, applaudie et autorisée. Ça a été une perturbation. Tout cet ensemble de perturbations crée l’offensive écocide. Je peux dire que l’offensive écocide est un échec tout simplement parce que je ne peux porter à moi tout seul, la réussite législative des écocides. Je n’ai pas la seule responsabilité, il y a des juristes, des militants écologistes, il y a plein de personnes qui entrent dans ce champ d’action donc moi je rajoute une pierre à l’édifice, une pièce qui va permettre à l’avenir de réussir cet écocide.
RdP : La perturbation n’est pas forcément un acte solitaire.
GC : Effectivement, je peux le faire, ça peut se faire en collectif, mais le but du jeu c’est que d’autres personnes se saisissent de la perturbation.
RdP : Aussi d’autres artistes ?
GC : D’autres artistes également, effectivement. C’est quelque chose qui est ouvert. Après, il y a des règles à respecter, il y a des outils qui ont été créés pour pouvoir justement, non pas cadrer la perturbation mais pour bien s’en saisir, pour bien respecter cette matière première. C’est comme quelqu’un qui va travailler le bois, il va travailler avec tel ou tel outil pour bien travailler sa matière première et respecter le bois. La perturbation c’est pareil. C’est une matière première dont il faut respecter certains usages pour qu’elle soit efficace.
RdP : Il n’y a plus d’original dans la perturbation ? Ou tu utilises encore des termes que certains considèrent obsolètes comme le talent ou l’originalité. Quel est le rapport entre la perturbation et l’originalité ?
GC : A la base la perturbation est un langage. On a le langage oral, le langage écrit, le langage non verbal et en fin de compte la perturbation est une façon de s’exprimer, c’est quelque chose que j’utilise depuis que je suis enfant et ensuite dans mon métier. La perturbation est un langage. Par conséquent si je reviens sur ta question sur l’originalité, chaque personne a une façon de s’exprimer et par conséquent chaque personne aura une façon d’appréhender la perturbation. Il convient de parler plus de singularité que d’originalité. Un peu comme chaque personne est unique, la façon de s’exprimer par la perturbation est unique. Si Madame Y s’empare de la perturbation, elle aura ses combats, sa façon de s’exprimer, ses manières d’interagir avec l’espace public et donc là sa perturbation sera unique. Et moi-même je ne pourrais pas créer la même perturbation.
RdP : Est-ce qu’on peut dire qu’il y a une sorte de nécessité de la perturbation ?
GC : J’ai essayé de réfléchir pourquoi je m’exprime avec la perturbation dans ma vie privée ou professionnelle. Je pense que c’est dû à un défaut de communication qui m’est imposé. C’est-à-dire que très tôt dans ma démarche, je me suis emparé de l’espace public comme un grand nombre d’artistes. Pourquoi on s’empare de l’espace public ? Tout simplement parce que les autres portes sont fermées. Je suis autodidacte, récemment praticien à l’ENDA (École nationale d’art), je n’ai fait aucune formation d’art, je viens d’un milieu ouvrier et par conséquent les galeries, les institutions, les musées, pour moi c’était porte fermée. Et d’ailleurs je n’avais même pas l’ambition d’ouvrir ces portes, pour moi c’était un monde à part. Je me suis saisi de la rue comme d’autres artistes l’ont fait. Et ensuite j’ai remarqué que les perturbationistes étaient des sujets en lutte, c’est-à-dire qu’ils avaient des combats, des frustrations, des territoires à défendre.
RdP : Quel est le point de départ d’une perturbation ?
GC : Il peut y avoir deux points de départ. Soit une problématique et par conséquent je vais essayer de résoudre cette problématique par une perturbation. Dans ce cas, je vais chercher quelle est la perturbation la plus adaptée pour répondre à cette problématique. Ou alors au contraire, je vais avoir une idée d’une perturbation, ça peut être quelque chose de très quotidien, une image, un son, une interaction qui me fait développer quelque chose et ensuite je vais essayer de la faire grandir pour faire d’autres perturbations, et éventuellement une offensive. Je peux donner un exemple. Dans le cadre des exercices de perturbations que je propose aux autres il y a une personne qui m’a répondu me disant « je n’ai pas d’idée de perturbation » tout simplement parce que je suis quelqu’un de très calme et très sérieux dans ma vie et la seule chose que je peux faire un peu originale dans ma vie, c’est de lever le sachet de mes légumes pour payer moins cher mes légumes. Cette personne me disait aussi qu’elle ne peut pas aider le C.D.R.A.O (Centre, Documentation, Recherche, Application des Offensives) parce qu’il est un mauvais perturbationiste. Par contre cette personne est perturbaphone c’est-à-dire qu’elle a peur d’actionner des perturbations dans la vie, elle a la phobie de la perturbation. Il y a beaucoup de personnes comme ça, qui n’ont pas envie de faire des vagues. Cette personne m’a donné l’idée de ce pesage de légumes et justement comment s’en servir de cette perturbation.
RdP : Tu ne crains pas que ce soit considéré comme une infraction du point de vue de la loi ?
GC : Si, parce que la perturbation joue des règles et des cadres et les règles et les cadres dès fois sont une loi. Si cette personne gagne à chaque fois 30 centimes à chaque pesée, on va dire qu’à la fin de l’année ça fait 10 euros. On partage cette perturbation énormément avec d’autres qui vont faire pareil, gagner 10 euros par an. Ces 10 euros on les collecte et on les verse directement à des coopératives agricoles, c’est-à-dire que les 10 euros en moins pour la grande surface qui exploite les agriculteurs deviennent 10 euros en plus pour les agriculteurs. Ça produit un court-circuit de ce qu’on nous impose. On voit que les légumes coûtent cher et qu’en même temps les agriculteurs sont dans des difficultés financières or des grandes surfaces c’est un peu l’orgie financière. En fin compte on court-circuite pour pouvoir redistribuer.
RdP : Ça procède du rééquilibrage de la société.
GC : Exactement !
RdP : Ce dont on parle peut devenir un mouvement social.
GC : Ce monsieur qui se pense être perturbaphobe donne une petite idée, mais cette perturbation si on la développe sous la forme d’une offensive ça peut prendre une ampleur très importante.
RdP : La perturbation n’est-elle pas dangereuse pour l’ordre social ?
GC : Dans le cadre d’une action politique c’est un peu comme dans l’art, on a atteint certaines limites. Manifester, même si ça peut être encore utile, j’ai l’impression que ça sert seulement à s’exprimer et non plus à agir. On va manifester, on s’exprime, mais finalement ça ne fait que renforcer l’ordre établi. On sait qu’il y a une grève, une manifestation. L’État et le gouvernement savent qu’il va y avoir ce genre d’action, ça ne les dérange plus. Créer des nouvelles formes d’interaction avec les plus forts, effectivement on est dans le cadre de nuisances sociales. Cela étant, je pense que les sujets en lutte ont pour objectif un monde meilleur. Quand on voit des ouvriers qui demandent à être augmentés c’est tout simplement pour qu’ils vivent mieux, tel mouvement pour le droit des femmes c’est pour qu’il ait plus d’égalité, c’est quelque chose de positif, pour les personnes « racisés » qui souhaitent avoir plus de droits dans leur pays c’est également quelque chose de vertueux. Les personnes sujettes à des discriminations si elles mènent des actions, c’est pour plus d’égalité. Même si parfois cela peut déranger, l’objectif est quand même positif. Même si je n’aime pas trop la vertu, parce que c’est un sujet catholique, je pense que les sujets en lutte qui vont se servir de la perturbation visent, même si je n’aime pas cette formule, à créer un monde meilleur.
RdP : Dans tous les cas, c’est opérer une transformation. Si la perturbation est pratiquée comme une sorte de désobéissance à un système qui ne correspond pas à nos attentes, là il peut y avoir une perturbation sociale partagée, un peu comme les gilets jaunes, comme une révolte sociale. Même si je constate que les gilets jaunes n’ont eu aucune efficacité, depuis un an le nombre de milliardaires français ayant augmenté exponentiellement.
GC : C’est là où l’on peut voir l’efficacité du perturbationisme. Par exemple les gilets jaunes ont actionné pour moi deux perturbations. Ils ont actionné le gilet jaune pour qu’ils soient identifiés et on a vu le résultat c’est-à-dire que même le nom des gilets jaunes prend la couleur du veston, ça c’était efficace et stratégique. Il y a aussi les lieux, les ronds-points. Pour moi ça fait deux perturbations réussies. Mais ils se sont arrêtés là. Ensuite ils ont repris les chemins classiques de l’expression, ils ont fait des manifestations face auxquelles l’État est préparé. Par conséquent, les gilets jaunes ont échoué parce qu’ils ont pris les chemins classiques d’expression et non d’action. Ils auraient dû trouver une troisième ou une quatrième voie.
RdP : Les gilets jaunes sont moins efficaces que le citoyen qui soulève un peu ses légumes à la pesée.
GC : C’est pareil du point de vue sociétal parce que le but du jeu c’est que la perturbation et l’offensive s’ouvrent à la société. Le gilet jaune a effectivement peu d’impact, la personne qui soulève ses légumes a un impact mais seulement pour elle. L’objectif c’est rendre disponible le plus possible cette perturbation et la transformer en offensive. La perturbation est une nouvelle pratique artistique mais en fin de compte elle n’est rien si elle n’est pas pratiquée jusqu’au stade de l’offensive.
RdP : Ça veut dire quoi ?
GC : Il y a la perturbation qu’on connait tous, qu’on vit tous, qu’on peut plus ou moins maîtriser. Moi avec le C.D.R.A.O et les autres perturbationistes on a une bonne maîtrise de la perturbation mais cette maîtrise, techniquement ne sert pas à grand-chose en tant que telle. Le but du jeu c’est de se servir de cette maîtrise de la perturbation pour l’amener à l’offensive. Et justement là c’est la vraie création artistique, la vraie création sociale, c’est l’offensive. Et dans l’offensive, c’est un ensemble de perturbations. Si on applique cet état d’esprit aux gilets jaunes, ils auraient dû mener plus de perturbations et une offensive beaucoup plus grande.
RdP : Ils ont utilisé des moyens traditionnels de la contestation.
GC : Absolument. Je suis pour s’inspirer des stratégies militaires et notamment pour utiliser l’effet surprise. Chez les gilets jaunes tout était programmé et c’est un échec. Mais s’il y avait une perturbation totalement inédite et jamais vue, la personne en face n’aura pas les codes et les procédures pour réagir face à l’inattendu de cette perturbation.
RdP : C’est vrai qu’il y a des termes militaires dans ta démarche. Est-ce qu’il y a un rapport au domaine militaire ?
GC : Énormément, d’une part parce que ça permet d’entrer en confrontation avec un milieu qui n’est pas le mien et qui n’est pas le milieu de l’art et tu es bien placé pour le savoir. D’ailleurs quand on parle de l’art on parle peu de stratégie, mais c’est dans cette notion qu’on peut rendre efficace la perturbation dans la vie réelle. Il faut au minimum un plan, des alliés, des amis, des ennemis, des armes. En général les gens voient la perturbation comme hors-la-loi sauf que dans le perturbationisme il y a un outil vieux comme le monde qui s’appelle l’humour. L’humour est un outil très peu représenté dans l’art contemporain, voire exclu. Parce que l’art contemporain doit être sérieux et on doit s’ennuyer. L’humour n’a aucunement sa place. Je m’intéresse à l’humour parce que c’est une matière protéiforme qui permet d’atteindre des résultats bien plus efficaces qu’un discours sérieux.
RdP : Tu travailles beaucoup en rapport avec la loi. Est-ce que la loi n’a pas un problème avec le droit ? Ce qui nous est donné comme loi et qui doit être respecté doit être interdit.
GC : Pour moi, dans la notion de loi le plus important est celui qui écrit les lois. En France c’est le peuple. C’est le peuple par le biais des représentants élus qui écrivent les lois. Déjà ça, il ne faut pas oublier, les lois c’est nous. Ça peut être Monsieur et Madame tout le monde et que par conséquent les lois peuvent être augmentées. Elles peuvent être abrogées, elles peuvent être créées, elles peuvent être modifiées. Généralement on pense que la loi ou la justice est une institution qui est en décalage par rapport à la société, mais au final, non, au contraire. Un peu comme le monde artistique, les institutions artistiques sont déconnectées du monde réel, la justice doit être dans la vie réelle. Par conséquent, quand je propose l’offensive écocide avec le bison, en fin de compte je fais simplement du droit. C’est ma façon de dire en tant que citoyen, en tant qu’artiste, quelle société je voudrais. Et parfois une ou dix personnes accaparent l’institution judiciaire pour créer leur propre loi, alors que le peuple français dit non, il voudrait une autre loi. Déjà, cette notion importante, c’est nous qui faisons la loi et à partir de là tout est possible. Les lois ne sont pas gravées dans le marbre, c’est à nous de nous en saisir. C’est aux citoyens que l’appareil législatif doit se référer, c’est la voix du citoyen qui se constitue comme vérité.
RdP : Comment mesure-t-on une perturbation ? Quel est l’instrument de mesure ? L’unité de mesure de la perturbation ?
GC : Alors ce n’est pas forcément une unité de mesure. J’ai créé des échelles d’impact pour les offensives qui se basent principalement sur le nombre d’interactions qu’elle peut avoir dans la société. Si une offensive a tant d’observateurs dans l’espace public, s’il y a tant de commentateurs que ce soit dans la presse ou les réseaux sociaux, si ensuite tant de spécialistes, juristes, avocats, critiques d’art interviennent. En fin de compte, c’est la zone d’impact que va avoir l’offensive. L’objectif de l’offensive c’est que ça modifie quelque chose dans l’espace public ou dans la vie réelle. Si une offensive est menée et que ça change le règlement d’un endroit ou d’un lieu ou d’une loi, là on peut parler de réussite. Si en revanche il n’y a aucune modification de n’importe quelle sorte on peut parler d’échec. Mais l’échec n’est pas grave, ça peut être très formateur. Par exemple je fais une offensive comme l’écocide, là je peux dire que j’ai échoué parce que l’objectif est que l’écocide soit reconnu sauf que j’ai quand même dans mon échelle d’impact touché 300 000 personnes ne serait-ce que par le biais des journaux, la radio, les policiers. Par exemple, un policier qui intervient fait partie de l’échelle d’impact, les personnes qui étaient sur la terrasse font partie de l’échelle d’impact. Donc là j’ai échoué parce que je n’ai pas modifié la loi.
RdP : Si par exemple on a une ville de 5000 habitants et que toutes et tous mènent une offensive, là l’échelle d’impact peut changer.
GC : Effectivement ça peut être que deux personnes qui réussissent une offensive, si par exemple il y a une offensive de changement de nom de rue menée par deux personnes et qu’au final ces deux personnes arrivent à modifier le nom d’une rue, là on peut dire que c’est une offensive réussie alors que le territoire est tout petit. Ça peut concerner 200 personnes avec une offensive de deux personnes. L’offensive aurait été réussie parce qu’ils ont réussi leur objectif de modification d’un règlement, d’une loi, d’une habitude, d’une utilisation.
RdP : Dans ce cas, ça n’est pas plus intéressant de se fixer des objectifs plus petits, des objectifs d’étape, mais de les réaliser ?
GC : C’est ce que je m’étais aperçu avec l’échelle d’écocide, je m’attendais à un échec. Je n’avais pas la prétention de réussir ce que des centaines de personnes essaient de faire, mais justement ça me permet de me repositionner et éventuellement de viser des objectifs plus petits. Pas forcément petits dans le sens de moins nobles, mais dans le sens plus réaliste, plus facile à atteindre.
RdP : Est-ce que tu ne crains pas d’être rejeté par le monde de l’art ?
GC : Pas forcément parce que je n’ai jamais été soumis au monde de l’art, bien que je travaille dans le monde de l’art. Ce n’est pas forcément une reconnaissance de la part du milieu de l’art que je recherche. Si j’ai des interlocuteurs ou des reconnaissances je peux être content mais ce n’est pas mon objectif.
RdP : Quel est ton objectif alors ?
GC : Mon objectif est d’avoir un impact positif dans la société. Il y en a qui se servent des associations caritatives, il y en a qui sont enseignants et qui sont très bien avec leurs élèves, il y en a qui sont infirmiers. Mon objectif est de donner et par conséquent je reçois également, je refuse de donner sans rien recevoir, ça doit marcher dans les deux sens. Quand un enseignant travaille bien avec ses élèves et qu’il reçoit les bons résultats de ses élèves, ça le glorifie aussi, plus de force et d’expérience pour la suite.
RdP : Est-ce qu’il n’y pas une attitude morale ? Tu dis que l’art doit faire du bien. Il y a des artistes qui disent que les attentats sont de l’art. Il y a des artistes qui tuent des animaux pour les exposer dans des galeries et des musées. Est-ce que l’art doit faire du bien ? Du mal ? Ou quoi ?
GC : Pour moi l’objectif de l’art c’est qu’il doit avoir une portée positive. Après, pour arriver à cette portée on doit parfois passer par des actions dites négatives comme par exemple, flécher un bison en plastique ou perturber le bon déroulement d’un musée par exemple. Il y a des façons qui peuvent être négatives pour la société et finalement sont-elles négatives ? Je ne sais pas. En tout cas, valider artistiquement un attentat, non, là je pense qu’il s’agit seulement de la provocation d’artistes, qui veulent justement faire du bruit plutôt qu’autre chose, mais qui n’a pas de réalité scientifique, ça n’a aucun intérêt je pense.
RdP : Peut-être que ces artistes cherchent à attirer l’attention sur eux pour compenser le vide artistique de leur pratique ?
GC : Exactement, c’est juste un exercice de communication.
RdP : Comment un centre d’art ou un musée peut t’inviter à une exposition ou à présenter ton travail ?
GC : Une exposition non. Maintenant par rapport à une exposition je peux être invité par une ferme, une usine ou d’autres interlocuteurs qui peuvent commander une perturbation. Mais cette perturbation a des règles et par conséquent je ne vais jamais demander que la perturbation soit dans le programme. Si par exemple on annonce une perturbation samedi à 14h pour moi c’est interdit, alors cela mérite un détournement.
RdP : Qu’est-ce que le musée aurait à gagner à t’inviter toi et non pas un peintre ou un autre artiste standardisé ?
GC : L’interaction avec la société sera certainement plus forte. Une personne qui va voir une peinture va subir sa visite, va être passive. Alors qu’avec la perturbation, la personne sera active et ne sera pas dans un rapport de force dominé-dominant. La peinture écrase les gens. Les publics d’une peinture doivent s’incliner devant. Même si on ne comprend pas. On doit se taire devant une peinture. La perturbation non, on peut se sentir glorifié avec la perturbation, on peut avoir une meilleure estime de soi et finalement on devient acteur.
RdP : Si un musée t’invite à faire une perturbation, tu inscrirais mieux ce musée dans sa propre réalité parce que tout est vrai dans la perturbation.
GC : Je pense qu’il y aurait beaucoup d’institutions artistiques qui pourraient m’inviter mais il va falloir qu’elles le fassent avec une prise de risque, avec de l’autodérision aussi, et puis de l’auto critique. Quelqu’un qui va m’inviter va devoir savoir que je ne vais pas forcément respecter les cadres que l’institution va me donner. Au contraire, je vais casser les cadres ou je vais les déformer. Par conséquent, il y a un risque pour l’institution.
RdP : Donc il faudrait être un directeur ou directrice d’institution qui soit relativement ouvert d’esprit et qui soit conscient des enjeux d’une invitation. Tu ne te situes pas en dessous ou au-dessus d’une institution, tu travailles avec, ce qui n’est pas le cas du peintre. Tu travailles avec la structure, il y a un rapport d’égal à égal et surtout plus vrai que si tu devais exposer une peinture. Par exemple, s’il y a un musée qui dit « j’aimerais mieux être inscrit sur mon territoire, dans mon quartier ou dans ma ville », en t’invitant, ce lieu-là pourrait avoir une sacrée opportunité de mieux s’inscrire sur son territoire. Alors qu’en invitant toujours les mêmes artistes qui font les mêmes choses passives, il ne changera pas ce rapport.
GC : Effectivement les modèles d’exposition ou de relations institution-artiste qu’on nous impose actuellement il y a toujours un rapport de dominé-dominant. Soit c’est l’institution qui va dominer l’artiste par son poids, par son protocole, son financement, soit au contraire c’est l’artiste qui par son aura, son parcours va écraser l’institution. Le Centre Pompidou était obligé d’avoir Christian Boltanski. Est-ce que le Centre Pompidou voulait vraiment cet artiste ? Je ne sais pas. Est-ce que le MUCEM avait vraiment envie de recevoir Jeff Koons ? Je ne suis pas sûr non plus. Moi ce que j’aimerais bien, c’est avoir avec les institutions un rapport d’égal à égal, neutre et vivant. Si je crée une perturbation dans une institution artistique ce serait pour faire vivre le lieu, pour créer des relations avec les habitants qui vivent autour de ces institutions et non pas pour fermer les portes de cette institution.
RdP : Est-ce que l’art t’intéresse sur le fond ?
GC : Comme je le disais avant, je suis autodidacte et je n’ai eu aucun accès à l’art. De 0 à 18 ans je n’ai visité aucun musée.
RdP : Ce qui n’est pas forcément un défaut.
GC : Oui tout à fait. Quand je me lancé dans l’art, je ne savais pas ce que c’était l’art, le mot vernissage était un mot que je ne connaissais pas. J’ai eu une pratique artistique avant même de savoir ce que c’était l’art. C’est pour ça que la perturbation, quelque chose de plus lointain, que je fais depuis longtemps, a pris place dans ma démarche, je n’ai pas cherché ma démarche.
RdP : Peux-tu donner un exemple de stratagème que tu utilises dans tes offensives ?
GC : Dans le cadre de l’« Art avec les habitants 2022 » je viens de recevoir une proposition de résidence d’écriture d’offensive, c’est-à-dire que je vais aller chez des habitants et ensemble on va écrire une offensive à mener dans l’espace public. Les habitants et moi-même on va porter l’offensive dans l’espace public le dernier week-end d’avril. Je me sers d’un événement d’art visuel, je le détourne pour faire de l’invisuel.
RdP : As-tu prévu un guide de l’organisation des offensives pour que toute personne puisse organiser des offensives de toutes sortes, en solo, groupe, microsociété… ?
GC : Absolument, c’est prévu. Il y aura la création d’un protocole sur le mode de la modification de mon adresse réelle à laquelle j’ajoute quelque chose qui n’est pas réel mais qui modifie le réel. Je vais aller dans cette ville et chercher les noms de rues à détourner avec une demande auprès des autorités politiques pour que ce changement devienne effectif. Pour cela je vais faire un protocole pour que ce que je fais tout seul puisse être repris par d’autres personnes.
RdP : L’offensive telle que tu la définis te permet d’approfondir ? De la décliner en plein d’interprétations possibles ?
GC : Exact, et en plein de lieux différents, avec plein d’interlocuteurs différents. C’est modulable comme matière première.
RdP : Quel est le constat que tu fais de l’art aujourd’hui ?
GC : J’ai l’impression qu’il y a énormément de potentiel, énormément de possibilités, énormément de choses à faire, énormément de choses qu’on devrait faire. C’est un peu comme si on exploitait 1% seulement de ce qu’on pourrait faire avec l’art. L’art fait partie de l’essence de l’humanité et au final c’est comme si on utilisait 1% de notre cerveau. Je trouve ça dommage.
RdP : Tu dis que l’art utilise 1% de son potentiel ?
GC : Oui c’est ça.
RdP : Mais pourquoi l’art utilise seulement 1% de son potentiel ? Quel est le problème ? Pourquoi si peu ?
GC : Là on est dans les cadres, il y a des cadres qui s’imposent à nous, des cadres de vie, des cadres des pays, des cadres d’égalité, des cadres auxquels les artistes obéissent, des cadres économiques, etc., il y a plein de cadres qui nous habitent et qui sont beaucoup plus importants que les cadres de la création, ce qui explique ce pourcentage.
RdP : Tu ne penses pas que c’est la faute des artistes ? Et que ces cadres ce sont juste des excuses pour des artistes ?
GC : Déjà en prenant cette formule de cadre, ce n’est pas une excuse. C’est premièrement avoir conscience de ce cadre et après, c’est la volonté de dire : « est-ce qu’on essaie de casser les cadres ou de les déformer » ? Ou alors, au contraire, on essaie de survivre dans ces cadres ? La majorité des artistes et même des institutions on choisis de survivre dans ces cadres il me semble.
RdP : Mais pourquoi ? Parce que les artistes ont moins d’intelligence aujourd’hui qu’il y a un siècle par exemple ? Ils sont trop obéissants ? Mais pourquoi les artistes obéissent ?
GC : Je crois que c’est surtout la stratégie et la création des personnes qui créent les cadres qui sont beaucoup plus fortes que la création des artistes qui obéissent à ces cadres. Les artistes qui obéissent sans forcément s’en rendre compte. On en fait tous partie d’ailleurs parce qu’on peut tous et toutes faire plus. Les personnes qui créent les cadres qui nous entourent et qui nous maintiennent et qu’on peut considérer comme des artistes aussi sont super forts. Quelqu’un qui crée une école sera toujours plus fort qu’une personne qui crée une prison. On constate que dans le monde il y a plus de prisons que d’écoles, par conséquent je constate qu’il y a des forces qu’on a du mal à combattre.
RdP : Prochainement il y aura le lancement d’un mouvement artistique, Le Perturbationisme. Peux-tu donner quelques détails ?
GC : J’ai eu envie de créer un mouvement artistique parce que tout simplement ça ne se fait plus. On dit que c’est désuet, c’est les années 20, que c’était il y a longtemps. Les artistes ne créent plus de mouvements artistiques. Je me suis dit que tout est possible et pourquoi pas créer un mouvement artistique puisqu’il y a là un potentiel ? Au sein de ce mouvement il y a beaucoup de dérision et de sérieux. Je prends les codes de ce qui a pu se faire avant mais je m’en sépare aussi. Le Perturbationisme sera lancé le 1er novembre à Nancy lors d’un déjeuner réunissant plusieurs perturbationistes, des hommes et des femmes qui viennent de toute la France. A Nancy pour plusieurs raisons, c’est la ville de Louis Guingot qui a inventé le camouflage militaire et ça m’a semblé lui rendre honneur en quelque sorte. Il y a eu aussi l’École de Nancy, l’Art Nouveau. Mais aussi le fait que c’est chez moi et c’est important d’avoir un ancrage territorial. Cependant le mouvement perturbationiste est accessible et ouvert, ce ne sera pas un mouvement fermé à 30 personnes. Ces personnes créent les conditions pour pouvoir le développer, le répandre, le distribuer, le donner.
RdP : Est-ce que le mouvement perturbationiste est ouvert à des artistes, à des non artistes, à des institutions ? Ou bien est- il réservé uniquement à des artistes ?
GC : Il n’y a pas de genre, il n’y a pas de religion, il n’y a pas de culture, il n’y a pas de profession, il n’y a pas de classe sociale qui conditionne l’accès au mouvement perturbationiste. Il est ouvert à tout le monde.
RdP : En s’inscrivant dans la mouvance perturbationiste on peut devenir artiste, c’est un moyen hyper rapide et efficace pour devenir artiste.
GC : Effectivement. Après on sera toujours dans le champ d’action de l’art, même si on veut aller au-delà et dépasser l’art. Toute personne est invitée à en faire partie de ce mouvement artistique. Le perturbationisme accueille des personnes qui ont des prédispositions perturbationistes aussi bien que des personnes qui se considèrent perturbaphobes. On accueille tout le monde. Il y a cependant une interdiction : le mouvement perturbationiste est interdit aux plasticiens.
RdP : Mais il n’est pas interdit aux artistes. Donc tu fais une distinction entre artiste et plasticien ?
GC : Déjà cette distinction je me l’applique à moi. Avant j’ai été artiste plasticien. Pour faire partie de ce mouvement il faut abandonner sa pratique d’artiste plasticien. Par exemple, un sculpteur peut souhaiter faire partie du mouvement mais il devra abandonner sa pratique au sein du mouvement. Et ce, même s’il pourrait garder ses compétences de sculpteur, l’observation d’un espace, etc. Ça c’est par exemple une compétence très importante pour travailler dans l’espace public.
RdP : Tu veux dire que le plasticien devra abandonner le langage de type sculpture tout en conservant ses compétences afférentes à la sculpture comme le travail avec l’espace, les dimensions, la notion de matériaux, etc. ? Cet artiste devra abandonner la production d’objet d’art, un support que tu considères désuète ? Tu veux dire que Le Perturbationisme n’est ouvert qu’aux artistes qui ne produisent pas des objets d’art ?
GC : Oui mais… il peut y avoir la production d’une œuvre d’art pour tromper, à des fins perturbationistes mais ce ne sera jamais la finalité.
RdP : Tu veux dire que par exemple un artiste peut produire des œuvres d’art pour qu’il soit sélectionné pour participer à la Documenta sur book d’artiste mais qu’au final, une fois sélectionné il peut faire sur place totalement autre chose. Même si en réalité participer à la Documenta ou la Biennale de Venise se fait par des relations et copinage. Un artiste peut produire des objets d’art comme stratégie alors.
GC : Absolument. L’objet d’art peut être un outil au service d’une perturbation.
RdP : Le risque est que l’histoire de l’art ne retienne de ces artistes que les objets d’art qu’il a produits, et de les faire valoir en tant qu’objets d’art et non pas en tant que stratégie perturbationiste. L’histoire oublie le processus qui prévaut à la création d’une œuvre d’art et qui parfois conditionne son existence même. C’est ce qu’on observe à la lecture de l’histoire de l’art. La muséification ou la chosification est puissante et corruptrice et en réalité il n’y a qu’un seul moyen d’y échapper : c’est de ne pas produire des objets d’art. Pourquoi pas d’objet d’art ? Nous sommes dans l’art.
GC : Je rejoins clairement ici les objectifs de l’art invisuel qui reste pour moi très cohérent, très opérant, c’est une source de création. L’art invisuel est un genre d’art à part entière et moi je propose le mouvement perturbationiste comme méthode d’application, comme il peut y avoir 30 autres. Il y a 40 façons de faire de l’art invisuel et Le Perturbationisme en est une.
RdP : Ça pose un problème aux artistes parce que les artistes sont très attachés à la production d’objets d’art. S’inscrire dans le mouvement perturbationiste c’est prendre des risques parce que c’est rompre avec la certitude de l’objet d’art. Le Perturbationisme permet à des artistes qui ont abandonné l’œuvre d’art d’avancer d’une autre manière dans l’art ou pas ? Faire partie du perturbationisme permet-il aux artistes de se construire autrement qu’en produisant des objets d’art ?
GC : Oui exact, il y a une période de sevrage et c’est peut-être une période qui est assez longue et je suis moi-même en période de sevrage, c’est-à-dire qu’actuellement je reçois des commandes de sculptures dans l’espace public. Ce sont des invitations bien rémunérées et je serais tenté de dire oui. Là encore à l’heure actuelle je me dis « mais pourquoi pas » ? Mais lorsque je me questionne et je me dis pourquoi faire ? C’est là que je me rends compte que pas grand-chose. Je peux avoir d’une part de l’argent ce qui n’est pas négligeable mais du point de vue artistique ce sera juste une sculpture de plus dans l’espace public. Ça n’a aucun intérêt. Déjà, se poser la question « Pourquoi on fait de l’art ? », Quelles sont nos réelles envies ? » Faire un tableau pour éventuellement le vendre, est-ce que c’est ça l’intérêt d’un tableau ? Je ne suis pas sûr. Est-ce que si on veut gagner de l’argent on ne peut pas être cuisinier, chauffeur livreur ou enseignant ?
RdP : Justement, là tu pointes la question de l’économie. Une perturbation a un prix parce que c’est une activité artistique. Si un musée t’invite à faire une perturbation, comment ça se passe ? La perturbation est un travail professionnel.
GC : La perturbation est une expérience de vie mais aussi un métier. Les deux. Vu que c’est mon métier, il y a des relations professionnelles avec une économie. C’est justement quelque chose que j’appréhende beaucoup plus facilement parce que justement, il y a des interactions qui sont beaucoup plus fortes, des impacts qui peuvent être mesurés. Par exemple, avant j’avais la réalisation d’une sculpture et à part le produit fini je ne pouvais pas mesurer s’il y avait un impact. Les gens pensaient que c’était ça ce qui me payait mais ils ne me payaient en fait que la réalisation. Effectivement le modèle économique est important. Pendant des années j’ai travaillé sur des thématiques animalières et sur l’environnement et je trouve que l’art invisuel n’en parle pas assez. Parler de l’environnement tout en réalisant des œuvres très polluantes en termes de transport, etc., moi c’est quelque chose avec laquelle je n’étais pas à l’aise. Et l’art invisuel m’a permis de traiter ces thématiques, l’environnement et l’animalier, en n’ayant plus cette contradiction, cette gêne. Maintenant je peux parler d’environnement parce que mon impact carbone est pratiquement neutre. Quelqu’un qui propose une œuvre d’art qui fait l’éloge de l’environnement avec une œuvre polluante est une contradiction. Je me sens beaucoup plus à l’aise dans l’art invisuel sur cette notion-là.
RdP : Est-ce que dans le mouvement perturbationiste est envisageable la création d’une rencontre autour de la perturbation ?
GC : Il va y avoir des événements. Mais je rappelle que la perturbation ne se commande pas. Ce seront plutôt des rencontres de travail, joviales, pas forcément par exemple un festival de la perturbation. Ou alors déformer la forme du festival en tant que telle. On ne pourra pas avoir une perturbation à 10h, une autre à 11h, etc. Détourner la forme du festival pour créer quelque chose de perturbant ça peut être intéressant.
RdP : Comment se fait l’adhésion au perturbationisme ?
GC : L’adhésion se fait en se rapprochant du C.D.R.A.O ou des artistes perturbationistes qui font partie du mouvement. C’est surtout quelque chose de symbolique. Par exemple on peut faire partie du mouvement perturbationiste sans forcément exercer la perturbation ou l’offensive. Une personne perturbaphobe ne fait pas de perturbation mais elle peut aider des perturbations ou des offensives. Il y a aussi une sorte de validation qui se fait par la pratique. Si une personne se revendique perturbationiste en faisant de la performance, ça ne peut pas marcher. Il y a des règles établies pour respecter la matière première de la perturbation et de l’offensive.
RdP : Est-ce que tu es ouvert à des collaborations avec des avocats ?
GC : Le droit est un besoin important pour le C.D.R.A.O comme il peut y en avoir d’autres, des scientifiques, des urbanistes, des architectes, des sociologues. Mais le droit est un besoin primordial du perturbationisme.
RdP : Les avocats qui font la loi auront l’occasion de la défaire…
GC : Il y a beaucoup d’avocats qui sont intéressés par ma pratique. Qu’est ce qui fait que les avocats aiment le droit ? C’est aussi le fait qu’ils peuvent le détourner, le modéliser, le contredire et le créer ? Il y a des avocats qui comprennent le sens de ma démarche.
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Offensive Écocide, Essey les Nancy (Fr), 29 juillet 2020 – 6 janvier 2021.
Toute ma dernière entreprise textuelle (« Activating Openings ») va dans ce sens là.
Hâte de vous en parler.
Qui se trouvera-t-il être mon interlocuteur ou trice ? …
En attendant un grand bravo pour cette magnifique vitalité,
Cécile Mainard / i
T : 06 51 74 09 86
Hey, voilà qui est intéressant !
Je m’y reconnais bien car j’explore depuis de nombreuse année un art anoptique et plus récemment un art placebo qui pourrait être vu comme du pertubationnisme de réseau ?
http://anoptikon.com
http://perspective-numerique.net
https://olivierauber.medium.com/placebo-un-art-politique-561ba040bcf
J’aimerais participer à de futures rencontres. Merci de me tenir au courant !
Bonjour, c’est un excellent sujet, merci 😊
Puis-je vous demander selon vous à quoi pourrait correspondre ceci: « règles établies pour respecter la matière première de la perturbation et de l’offensive.«
Si vous avez des informations sur ses règles établies, cordialement.Jacques