(39) Entretien avec Carolle SANCHEZ –
Revue de Paris : Est-ce que tu une avocate qui fait de l’art ou bien une artiste qui fait du droit ?
Carolle Sanchez : Je suis l’une et l’autre, je suis artiste et avocate. Ces deux identités, je les conçois comme un entremêlement de signatures, c’est-à-dire que je peux faire du droit, être parfaitement dans mon rôle d’avocate et penser ce que je fais, ce que j’écris, ce que je dis en droit comme un geste artistique. C’est d’ailleurs pour cette raison-là que ma pratique de l’exercice du métier d’avocat prend une dimension autre. Et vice versa.
RdP : Pourquoi tu n’es pas seulement avocate ?
CS : Car je suis également artiste c’est-à-dire que ce que je fais en tant qu’avocate peut être également qualifié d’art. Je prends pour exemple un dossier qui m’avait été confié. L’artiste qui était venu me voir voulait faire une pièce impossible juridiquement. En tout cas, ses conseils habituels avaient refusé de lui rédiger un quelconque projet de contrat permettant de voir aboutir sa pièce. Par connaissance interposée, cet artiste est venu me voir pour me demander ce que j’en pensais. J’ai dit que je pensais pouvoir le faire : non seulement avoir un contrat qui ait une force contractuelle mais aussi créer un contrat qui fasse oeuvre. Je lui ai proposé un schéma juridique qu’il a validé, puis je lui ai proposé un contrat/pièce. Ce contrat/pièce n’a finalement jamais été présentée au public. Car c’est sur la qualification de cette pièce que nous ne nous sommes pas entendus. Pour lui, j’avais fait exclusivement du droit. Pour moi, j’avais fait du droit et de l’art. C’est là que j’affirme que de manière ontologique, je ne suis pas seulement avocate. Il n’y a donc pas à répondre à cette question du « pourquoi ».
RdP : La profession d’avocate t’ennuie-t-elle et tu voulais la rendre un peu créative ?
CS : Dans l’exercice de leur métier, les avocats sont très créatifs ! On s’habitue à un perpétuel questionnement, à une remise en question permanente. Les avocats sont soumis au temps qui passe, à l’absence de permanence des règles. Ils sont soumis, dans leur travail, aux réformes, aux revirements de jurisprudence, aux doutes interprétatifs : très souvent, ce qui était valable à un instant T, ne l’est plus forcément à présent ou ne le sera plus. Ce sont ces questions, ces incertitudes qui n’ont jamais cessé de se poser pour moi. Ces frontières flottantes de la vérité et de la loi m’ont permis de penser le droit comme geste artistique.
RdP : Quel a été le point de départ de ta pratique artistique ? Peux-tu en faire la genèse ? Comment en es-tu arrivée là ?
CS : Mes questionnements ont été le point de départ. J’ai commencé par me poser des questions sur les contrats et le droit, ce que je pouvais en faire, ce qui m’était donné comme matière pour me penser dans le monde, et tenter de penser le monde à travers cette lentille tout à fait singulière qui est l’établissement d’une relation par le contrat. Mais aussi, plus généralement, je m’intéresse aux origines et aux fondements de la propriété intellectuelle qui est la matière dans laquelle j’exerce. Mes interrogations portent sur le droit d’auteur ce qui me mène naturellement et logiquement à l’art, à la définition de l’oeuvre et à ce qu’est un auteur, une artiste, et une pratique artistique. Tout ce cheminement dans mon exercice d’avocate m’a amenée peu à peu à poursuivre ces
interrogations au cours de mes recherches théoriques et plastiques de la licence au Master 2 à l’Ecole des Arts de la Sorbonne à l’Université Paris 1.
RdP : Un exemple concret dans ta pratique ?
CS : J’ai une pratique hybride, indéfinissable peut-être, qui se traduit par une transdisciplinarité, une multiplicité de recherches, de formes et de travaux. Je pars très souvent de mes expériences en tant qu’avocate pour aller questionner le rôle des modèles, la force des formules toutes faites, l’écriture juridique comme une écriture littéraire, le pouvoir autographique de la signature, la preuve documentaire et son effacement. Dans ma pratique, il m’est arrivé de rédiger et proposer des contrats qui ont force de loi entre les parties mais dont un détail déroge à la pratique usuelle et donne une nouvelle dimension à la relation contractuelle. Les modifications que j’opère ne viennent pas altérer la force du contrat mais elles opèrent un glissement sémantique que je trouve toujours intéressant parfois percutant, dans le sens où cela frappe l’esprit. Ce qui m’a toujours passionnée en droit par exemple ce sont les règles d’interprétation des contrats qui figurent dans le code civil. Ces règles d’interprétation sont passionnantes car elles agissent, selon moi, comme un jeu d’échec. Je joue de ces règles dans le cadre de ma pratique.
RdP : Combien de temps consacres-tu par jour à ta pratique ?
CS : Tout est imbriqué. J’y consacre tout mon temps ou quasiment. Je ne pense pas à diviser le temps et à le compartimenter mais au contraire à faire de tout ce temps, un temps consacré à mes pratiques de manière indéfinie. Si je répondais à cette question en te disant, je consacre par exemple la moitié de mon temps à ma pratique artistique et l’autre moitié à mon exercice d’avocat. On en déduirait que ma démarche artistique est circonscrite à une certaine pratique. Or, c’est précisément ce que je refuse de faire, ce cloisonnement de la pensée. Pour moi, les frontières sont poreuses. Et j’aimerais considérer que lorsque je travaille sur un dossier, que je rédige ou que je plaide, il y a aussi une certaine façon de penser le monde (une empreinte en quelque sorte comme le dit le Code de la Propriété Intellectuelle) qui se joue et donc quelque chose qui fait oeuvre.
RdP : Tu te situes au croisement entre l’art et le droit mais ta connaissance de ces deux domaines est inégale. Comment tu composes avec ?
CS : Je suis diplômée dans ces deux domaines et aujourd’hui j’ai le projet de poursuivre mes projets de recherche transdisciplinaire en thèse. Je ne pense donc pas que mes connaissances théoriques et conceptuelles soient inégales. Je m’interroge dans les deux champs de connaissance ce qui est en soi un moteur pour toute recherche. Ce sont les tensions qui soustendent une problématique qui poussent la curiosité du chercheur à lire, et à s’intéresser toujours davantage à la théorie et à la pratique. En revanche, ce qui est sûr, c’est que dans ma pratique, je suis plus à l’aise à plaider devant un Tribunal ou une Cour d’Appel, j’en connais les codes et les manières. J’ai une parfaite connaissance de ce milieu alors que je connais moins les rouages institutionnels dans le champ de l’art. Mais finalement, cela peut être aussi une chance de ne pas les bien les connaître en tout cas au stade de ma pratique. Cela me permet de m’affranchir d’une certaine pratique et d’une certaine pensée pour proposer une nouvelle façon de « voir ».
RdP : Peux-tu dire un mot sur ton fonctionnement ? Comment opères-tu ?
CS : Je cherche et je tente de faire rentrer l’art dans mon exercice d’avocate par immixtion ou par infiltration, et vice versa. C’est un mode opératoire assez logique vu mon parcours. Je fais partie d’un certain écosystème qui me permet d’évoluer et d’en faire ressortir une certaine pensée. Je m’en sers comme un outil de réflexion et d’action. Le droit et ses institutions sont à la fois une matière et une scène avec et sur laquelle aujourd’hui, il est plus facile pour moi de produire quelque chose qui installerait un doute sur ce que l’on voit et ce que l’on entend.
RdP : Peut-on dire que tes plaidoiries sont un peu comme des expositions pour les artistes visuels ?
CS : Mes plaidoiries ne sont pas des expositions. Je ne veux pas qu’elles le soient car alors il n’y aurait plus de doute sur ce qu’elles sont et sur qui je suis. Elles seraient définies et définissables comme oeuvres tandis que moi leur autrice, je ne serai qu’artiste. Or je ne veux pas que mes plaidoiries soient définies. Selon moi, il est plus intéressant que le doute existe, qu’elles soient hybrides. Tout comme je préfère me penser comme avocate et artiste. Il y a dans cette hybridité quelque chose que je recherche car cela sème le doute sur le discours, sur l’identité du « Je » qui parle au nom d’une « autre » et en même temps, le « je » qui performe. Dans mes plaidoiries d’ailleurs, j’opère souvent en jetant un trouble sur le « je » qui parle. Qui parle ? Est-ce l’avocate en son nom propre ou au nom de celui.celle qu’elle représente ? Est-ce une autre ? Qui est-elle ? Cela dépend de quel point de vue on entend la plaidoirie, évidemment. Mais dans cet inframince que constitue le remplacement d’un pronom par un autre, c’est une performance qui s’opère. Aussi, mes plaidoiries peuvent être entendues comme plaidoirie et/ou comme performance. Je les considère comme performances à la croisée des chemins : entre le discours performatif (dans son sens juridique) et la performance en art contemporain. En cela, je me situe dans ce que dit Béatrice Fraenkel : « le terme « performatif sert aujourd’hui à désigner un ensemble relativement hétéroclite de phénomènes, en gros tous les cas où une certaine « efficacité » du langage est attestée. Associée implicitement à la notion moderne et post-moderne de « performance », la performativité intéresse tout autant les juristes que les artistes, les ethnologues que les critiques littéraires. Le terme est un bon exemple de « concept migrant » autour duquel peuvent s’organiser des dialogues interdisciplinaires ».
RdP : On peut-on être public de ton travail ? Et comment ?
CS : On peut venir voir mes plaidoiries. Il suffit de me demander à quelle date est fixée la prochaine de mes audiences de plaidoiries. Mais la prochaine dans mon calendrier est un huis-clos, donc interdite au public !
RdP : Quels sont tes défis sachant que tu pratiques un art qui utilise le droit comme format ?
CS : J’ai une ambition particulière et très liée tant à ma pratique d’artiste et mon exercice d’avocate. J’aimerais un jour voir un tribunal se pencher sur cette question et savoir si en droit d’auteur, un contrat / un document / un montage juridique, réel et non pas fictif, peuvent être qualifiés d’oeuvre d’art. Cette question me parait passionnante au regard du droit d’auteur pour tenter d’élargir le concept d’auteur et de débattre de ce qu’est une « empreinte » dans une oeuvre. Cette question me paraît également passionnante du côté de l’art et de l’art dit « invisuel » pour acter d’un art qui se fond et se confond dans une transdisciplinarité.
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Précision : Cette pièce est un contrat et une œuvre immatérielle confidentielle. L’avocate a préparé et fait signer un contrat sur les droits de représentation qui impose l’anonymat et la préservation de la confidentialité de son signataire. A ce titre, Carolle Sanchez est la rédactrice de ce contrat et non l’autrice. Le « Je » qui s’exprime ici n’est pas elle mais le signataire du contrat, l’artiste, dont l’identité demeure anonyme. Dans son dossier, elle a conservé sous forme électronique ce contrat dont elle détient une version unique, immatérielle et signée par l’artiste de ce contrat confidentiel. En tant qu’artiste, Carolle Sanchez propose de faire exécuter une image de ce contrat confidentiel. Le nom du signataire de ce contrat devant rester confidentiel, la seule façon de le représenter – sans rompre la confidentialité – est d’exiger une forme d’illisibilité. Ce qui intéresse ici l’artiste c’est le doute que cela instaure. Certains y verront une oeuvre, d’autres y verront un contrat ayant force de loi entre les parties – et en aucun cas une oeuvre. Certains diront qu’elle est l’autrice/l’artiste. D’autres diront qu’elle est l’avocate rédactrice et mandataire. Il n’a jamais été jugé qu’une avocate puisse revendiquer un droit d’auteur. C’est dans cet interstice que l’artiste et avocate se place sans donner de réponse définitive et univoque à cette question.
Crédits photo en-tête : Yves Malenfer
Voilà un article très intéressant avec, en particulier, l’idée d’élaborer un contrat hors de la norme tout en restant légal et proche du droit. Cela permet une diversification des pratiques de l’art en y ajoutant des secteurs d’activités qui ne lui sont pas habituellement associés. Faisant cela, Carolle Sanchez propose des stratégies modifiant la nature et la fonction de l’art. Elle s’adapte à des situations qui sont inédites et elle le fait subtilement dans le cadre d’une réciprocité qui chamboule l’idéologie de l’art institutionnel.
L’art de la parole (une plaidoirie) est une œuvre à part entière, aussi j’aimerais m’entretenir avec Carolle Sanchez de la possibilité de transformer – lors d’une audience – les arguments négatifs d’un juge en arguments positifs. Il s’agirait en l’occurence de reprendre très exactement les propos de ce dernier mais avec une interprétation qui serait en faveur du mis en cause au lieu de lui être dommageable. Une façon de donner l’impression d’aller dans le sens du juge mais en sens inverse.
En tant qu’artiste mais aussi en tant que citoyen, j’aurais un cas concret à lui proposer. ( pour en savoir plus sur mes œuvres : https://vivonsuneoeuvre.wordpress.com/ )
Loïc Couzineau