(57) Par Loïc COUZINEAU –
Une alchimie particulière entre le reportage et l’art
Gilles Corniac : Comment t’est venue l’idée d’associer art et reportage ?
Loïc Couzineau : La Bibliothèque Nationale de France a été la première à avoir reçu mes premiers reportages et à cette occasion j’ai pu parler au directeur de la collection vidéo qui a beaucoup aimé la convivialité, le côté chaleureux et naturel de mes entrevues. J’ai choisi de les associer à l’art que je pratique en tant qu’artiste. Les questions que je vais poser à mes interlocuteurs doivent véritablement prendre en compte leur propre personnalité et c’est ainsi que j’ai réalisé des oeuvres avec des concepts et des protocoles qui me permettent de mieux découvrir ce qu’il y a de plus profond et intime chez eux. Au final le ressenti de chacun me permet de beaucoup mieux les connaître avec tout ce que j’ai retenu de principes de l’art conceptuel qui m’amène à leur poser des questions en relation avec leur propre personnalité.
GC : Comment communiques-tu avec tes interlocuteurs ?
LC : En Finlande j’ai connu une éleveuse de chevaux qui m’a appris toutes les relations qu’il peut y avoir entre un être humain et un cheval : ce dernier est comme un miroir et agit suivant ce qu’il ressent de son/sa cavalier.ère. Si une personne est anxieuse ou nerveuse le cheval agira de même. C’est un exemple auquel je pense souvent lorsque j’interview des personnes, c’est cela qui donne un résultat enrichissant et spécifique à nos deux personnalités. J’attache une grande importance à contextualiser mes entretiens par des images instructives ou des très beaux paysages car je pense que le bon équilibre de l’humain se reflète dans une bonne santé de la nature. Et malheureusement, cette dernière se détériore de plus en plus à cause de notre société qui ferme les yeux devant tout ce qu’elle entreprend outre mesure et qui la met en péril. Il faut multiplier ce qui peut être positif dans la vie en observant par exemple des personnes qui vivent en totale harmonie avec la nature. Le but est bien sûr de faire prendre conscience au plus grand nombre de l’importance d’être en harmonie avec l’écologie. C’est pour cette raison que cette dernière est souvent traitée dans mon travail. L’art questionne notre société.
GC : Comment définirais-tu ton art ?
LC : Je m’intéresse à un art qui tend vers l’immatériel, un art qui peut cependant s’associer à des objets, les artistes conceptuels ne s’en sont pas privé mais les éléments matériels de leurs oeuvres sont de passage et interchangeables. Mes oeuvres sont très souvent participatives. Je les associe à un texte qui donne des instructions aux personnes qui sont invitées à les mettre en pratique. Et lors de chacune de ces actions de nouvelles possibilités apparaissent nous entrainant vers des réflexions qui peuvent se multiplier à l’infini.
GC : Qu’as-tu découvert en activant tes oeuvres ?
LC : Ma position d’artiste m’a permis de faire des découvertes très particulières en activant celles-ci. Par exemple, pendant le premier confinement. Comme nous ne pouvions plus nous rencontrer j’ai créé une oeuvre intitulée « transmission de pensées… » J’ai ainsi créé au début du premier confinement, une oeuvre réalisée avec diverses personnes en leur proposant des échanges via des messages envoyés uniquement par la pensée. Je pense en effet que ce mode d’échange altruiste contribue à créer une forme propre à l’esthétique relationnelle. Nicolas Bourriaud a écrit très justement : « une oeuvre peut fonctionner comme un dispositif relationnel comportant un certain degré d’aléatoire, une machine à provoquer des rencontres individuelles ou collectives ». J’ai reçu beaucoup de réactions de critiques d’art, d’artistes et de professeurs dans les universités pour différentes oeuvres :
Hubert Renard a réagit à : « transmission de pensées… » :
Cher Loïc,
Je vous remercie de me faire connaitre votre oeuvre virtuelle « Transmission de pensées particulières dues au confinement – Vivons une oeuvre socialisée ! ». C’est avec plaisir que j’accepte, selon votre formule, d’enchaîner sur votre proposition. Vous recevrez donc dès aujourd’hui un commentaire, une description, une interprétation, une analyse, une critique, une étude historique, une médiation, une méditation, une relecture, une contre-proposition de ma part, par télépathie bien entendu. Bien cordialement, Hubert
Puis après plusieurs échanges d’e-mail j’ai reçu de sa part :
D’ailleurs, tu peux remarquer que Farfall, après avoir utilisé le verbe « voir », rajoute « avoir conscience » : une oeuvre télépathique, on peut ne pas la voir, mais on peut en avoir conscience, non ?…
Patrice Loubier a également participé à mon oeuvre : « un message du ciel » :
… Par ailleurs, en lisant la première de vos « oeuvres socialisées », quelle ne fut pas ma surprise d’y trouver l’avion de papier, un objet et un jeu qui me plaisent beaucoup, et que j’ai de fait utilisé, en 2000, en participant à un événement de performances se déroulant sur 24 heures consécutives et entrecoupé de brefs discours de critiques et d’historiens de l’art conviés à présenter leur conception de l’art au public. J’y avais été invité justement comme critique, mais au lieu de livrer mon propos sous le chapiteau de l’événement à l’heure dite, entre deux performances, j’avais plutôt opté pour une dissémination anonyme de plusieurs avions de papier dans la ville de Rouyn- Noranda (lieu de l’événement). Sur chacun de ces avions de papier était imprimée en couleur, sur fond coloré, l’une des quatre citations (certaines passablement imbuvables trouvées comme ça hors contexte en pleine rue !) de critique, artiste ou philosophes prétendant définir l’art que j’avais choisies: « Est beau ce qui plaît universellement sans concept » (Emmanuel Kant) – « L’essence du modernisme réside à mon avis dans la mise en oeuvre des méthodes caractéristiques d’une discipline afin de la critiquer elle-même, cela non dans un but subversif, mais afin de l’asseoir plus solidement dans son propre domaine de compétence. » (Clément Greenberg) – « Voir quelque chose comme de l’art requiert quelque chose que l’oeil ne peut discerner – une atmosphère de théorie artistique, une connaissance de l’histoire de l’art, : un monde de l’art » « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. » (Robert Filliou) – Chacune de ces déclarations était ainsi propagée dans la ville mais un peu « moquée » aussi, dans son espèce d’autorité catégorique, par le caractère ludique, naïf et enfantin de son support, un avion de papier qui appelle la récréation impromptue du corps et de l’esprit, évoquant ceux que l’on fait en classe pour s’amuser et se distraire du sérieux professoral en classe… Comme une espèce d’indice ou de commentaire métaphorique sur la manoeuvre, j’y avais aussi inséré une phrase, « L’art est un moyen de transport », pouvant être lue de façon littérale (puisque se trouvant imprimée sur un avion…) et figurée (l’art nous transporte…). Bref, je me suis permis de partager avec vous cet élan spontané de remémoration qu’a déclenchée la lecture de votre blog… , Patrice
Guy Lelong, Ghislain Mollet-Viéville et d’autres participants se sont impliqués dans le cadre d’« Échanges contextuels » : C’était en janvier 2022 pendant l’événement de Freevoli au 59 Rivoli. (1)
Guy Lelong : « J’ai été ravi de cette discussion impromptue lors de la manifestation « Freevoli » organisée par le collectif tout pour rien. Ça change des colloques où une personne discourt pendant que les autres écoutent ! Ce qui m’est de plus en plus pénible ! Amitiés, », Guy
Ma réflexion était que certaines oeuvres de l’art conceptuel auraient beaucoup gagné à être transmises par télépathie (Robert Barry ne l’a fait qu’une seule fois et elle n’est annoncée que dans une publication :
Robert Barry (2)
Telepathic Piece, 1969
« Au cours de l’exposition, je tenterai de communiquer une oeuvre d’art par télépathie, dont la nature est une série de pensées qui ne peuvent être traduites par le langage ou les images. »
Lawrence Weiner nous donne la possibilité d’interpréter ses oeuvres dans notre imaginaire et le matériau de ses sculptures est le langage. Ce principe favorise des échanges au sein de l’art mais aussi dans la vie de tous les jours et constitue ainsi une oeuvre visionnaire.
CG : Quelle est la première de tes oeuvres qui t’a donné envie de continuer dans cette voie ?
LC : Il s’agit de « Abstraction d’un instant » (3) que j’ai créée pour qu’un collectionneur puisse l’acquérir en échange de cinq idées qui sont pour lui très importantes. Ghislain Mollet-Viéville m’a ainsi proposé :
1) éliminer toute pensée implique que l’on doive quand même se concentrer sur l’acte même de cette élimination,
2) ici, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’exposition d’oeuvre matérielle que rien n’est exposé,
3) la réflexion sur l’oeuvre est l’oeuvre elle-même,
4) il est également important de prendre conscience que cette oeuvre est en position critique face aux règles économiques du marché de l’art,
5) l’objet de l’art n’est pas seulement l’objet d’art.
À partir de ce moment-là je me suis rendu compte à quel point les activations d’un protocole pouvaient être infinies. Avec ces nouvelles expériences et d’autres qui s’en suivirent j’ai analysé l’immense diversité des réponses. Ainsi j’ai découvert de multiple manières de penser et de réagir sur un seul sujet. J’ai continué de dialoguer avec ces personnes pour approfondir les idées qui nous ont beaucoup enrichis tous les deux. Dans ce but, j’ai créé toute une série d’oeuvres qui ont leur spécificité sur le plan intellectuel. Mon site web https://vivonsuneoeuvre.wordpress.com/ est très riche des pensées des uns et des autres. Certaines participations sont totalement inattendues et singulières. C’est avec toutes ces expériences que je me suis formé pour concevoir des interviews avec une approche tout à fait inédite.
GC : Dans le cadre de tes reportages tes oeuvres constituent-elles une structure qui te permet d’aller dans des territoires inconnus ?
LC : Dans mes reportages (4) j’intègre une ou plusieurs de mes oeuvres, sans que personne n’en ait véritablement conscience. Celles-ci me permettent d’aller encore plus loin dans la connaissance de l’autre en particulier du point de vue de son idéologie personnelle. J’ai pris rendez-vous avec une musicienne après avoir préparé très spécifiquement mon reportage. Cela m’a amené à découvrir des valeurs qui m’ont permis de poser des questions en lien avec sa personnalité et son activité. Je découvre ainsi ses spécificités et ses valeurs qui me sont très utiles pour poser des questions à venir très précises en lien avec sa personnalité et son activité. Je me suis rendu compte que cette accordéoniste qui jouait dans des spectacles était placée derrière la scène et donc avec un public qui ne la voyait pas. C’était une grosse frustration pour elle. Elle vient d’Europe de l’Est et elle était née dans une famille où la musique était omniprésente. Elle m’a confié que c’était l’accordéon qui l’avait choisie et non le contraire. La musique dans son pays d’origine est culturellement très différente. En France l’accordéon sert à accompagner la danse des guinguettes et c’est ce qu’elle déteste le plus car là non plus le public ne fait pas attention à elle : il danse. Elle préfère donc jouer tout type de musique comme le rock, le jazz, le pop, la variété etc.
GC : Qu’est-ce que l’art t’apporte ?
LC : Avec Ghislain Mollet-Viéville, j’ai appris que l’art est un état d’esprit. Je reconsidère le statut des oeuvres qui doivent être des réflexions qui relèguent au second plan la production d’objets d’art dont les formes seraient trop figées à mes yeux. Avec ce principe, je choisis de donner des initiatives à notre société pour qu’elle s’associe à ma production artistique. Je donne ainsi la parole à tout un chacun pour dynamiser un art qui s’élargit aux dimensions de la vie. J’entends par là que c’est un art qui est à vivre et à expérimenter plutôt qu’à contempler dans une attitude qui serait un peu trop passive. C’est ainsi que je travaille les concepts et les protocoles que j’ai créés en les activant de façon à ce qu’ils agissent souterrainement lors de la réalisation de mes reportages vidéo.
GC : Comment organises-tu des reportages vidéo ?
LC : D’abord je rencontre des personnes qui ont un message à faire passer sur leurs activités, leur vie ou leurs passions. Ensuite je leur donne une liberté totale pour qu’ils puissent partager tout ce qu’ils ont en tête. Je leur fais confiance et ils me font confiance. Dans mon dernier voyage en Finlande j’ai rencontré des artistes circassiens qui attendaient comme moi un ferry. J’y ai fait la connaissance d’une directrice de cirque sur l’archipel d’Åland et nous avons sympathisé. Puis, avant de nous quitter elle m’a invité à réaliser un reportage dans son cirque le lendemain matin sur l’île où nous allions. Sur place elle était très heureuse de partager sa passion et après l’interview, elle a fait devant moi plusieurs magnifiques numéros de cirque avec son mari. Puis sur une autre île j’ai rencontré un pêcheur qui a aussi été ravi de me faire connaître sa passion. Après avoir fait sa connaissance avec sa compagne, ils m’ont invité le lendemain à faire un grand tour en bateau de 4h sur la mer pour pêcher, me faire découvrir une nature resplendissante et aussi me faire goûter son poisson succulent, car il avait amené tout son matériel pour le préparer et le déguster sur une île minuscule et nous avons profité d’un grand soleil qui nous a baigné de ses rayons. Parfois j’apprécie beaucoup la notion d’imprévu mélangé à l’art car on est toujours très surpris de tout ce que cela peut apporter sur le plan humain. Avec ces deux reportages j’ai pu montrer un véritable art de vivre. le voyage est aussi une forme d’art qui m’intéresse quand c’est vécu en toute liberté et quand on peut considérer qu’il participe à un art en dehors des lieux qui lui sont généralement destinés. Ainsi mes tournages vidéo sont réalisés à l’aide d’un florilège d’oeuvres dont les concepts sont à vivre en société. Rencontrer et vivre intimement des moments de vie quotidienne avec ce qu’il y a de plus humain en nous m’est indispensable pour que mes reportages soient placés à un haut niveau et constituent des souvenirs très représentatifs de l’état du monde.
L’art m’a permis de faire des rencontres passionnantes avec des échanges d’une telle sincérité que cela ne peut qu’entrainer une sérénité qui n’est malheureusement pas toujours d’actualité aujourd’hui.
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Photo en-tête : Je me l’imagine comme une oeuvre quand le projecteur fonctionne.
Crédits : Loïc Couzineau
(1) https://www.cnap.fr/festival-freevoli
(2) Robert Barry, Telepathic Piece, 1969 (During the Exhibition I will try to communicate telepathically a work of art, the nature of which is a series of thoughts that are not applicable to language or image.)
(3) « Abstraction d’un instant » : http://www.conceptual-art.net/divers.html
(4) Reportages : https://reportagesettourisme.wordpress.com
Si l’art invisuel peut se définir à partir de ce qu’il n’est pas ; les reportages et les œuvres de Loïc Couzineau sont de l’art invisuel car ils n’ont pas été réalisés avec des combines astucieuses mettant en valeur une esthétique visuelle délirante et accompagnée par des effets astucieux ou spectaculaires qui auraient pour but de créer un absolu chef-d’œuvre prétentieux.
L’œuvre réside essentiellement dans des moments d’échanges et de partages avec les autres. Car ce qui est important pour Loïc, c’est ce qui se passe entre les êtres, c’est-à-dire les dispositifs de passage et les interactions qui touchent essentiellement (et le plus naturellement possible) à l’humain.