(N°4) Entretien avec l’Artiste Paresseuse –
Revue de Paris : Peux-tu résumer en quelques mots ton travail artistique ?
L’Artiste Paresseuse : Ce projet est celui d’une artiste paresseuse qui a besoin de temps pour faire les choses et d’ailleurs, qui ne fait pas grand chose. Il existe pour l’instant par le biais d’une page sur un réseau social, ça s’appelle « Another Lazy Artist » – https://www.facebook.com/imanother.lazyartist.7 De façon régulière, je publie des textes courts, expliquant pourquoi je ne créerai pas d’œuvres d’art, ni aujourd’hui, ni demain ni non plus après demain. Et j’ai fait le choix de l’anonymat pour différentes raisons : d’une part, parce que je travaille et j’évolue dans le secteur de l’art contemporain. Je côtoie nombre de personnes qui sont connectées à ma page et qui me connaissent sous un autre statut donc je ne souhaite pas que les deux activités soient mises en relation. D’autre part, à titre personnel, je ne suis pas en quête de gloriole.
RdP : Pourquoi ? Tu as honte ?
ALA : Non, ce n’est pas une histoire de honte. Disons que je connais assez bien le fonctionnement de cet univers professionnel qui est très concurrentiel. C’est un système très hiérarchisé, avec des hiérarchies parfois implicites aussi entre les différents corps de métier. Moi en tant que salariée, j’évolue sur un poste où je suis plutôt en bas de la hiérarchie, la cinquième roue du carrosse, et donc, je crains des connotations négatives qui peuvent être associés à une velléité, celle d’avoir un positionnement artistique un peu atypique.
RdP : Tu peux avoir tes supérieurs hiérarchiques qui disent « encore une qui se prend pour une artiste ». Crains-tu une forme de dégradation ?
ALA : Oui, mes supérieurs ou mes divers interlocuteurs au quotidien, je pense que ça peut fausser leur regard sur ce projet. Ça peut conditionner l’état d’esprit des gens en l’abordant et ce n’est pas ce que je souhaite. Ceci dit, c’est aussi un univers professionnel dont je suis en train de sortir, donc à partir du moment où je n’aurai plus besoin d’eux pour manger, je prendrai d’autres libertés. Mais pour l’instant voilà, je fais le choix de l’anonymat, de façon à avoir une liberté totale de parole. Et même pour m’éviter une certaine autocensure, sinon j’avoue que j’aurais beaucoup de difficultés à m’exprimer en mon nom propre. L’anonymat est un vrai positionnement, qui me permet de dire ce que j’ai envie de dire librement. J’ai beaucoup de plaisir à mener ce projet et j’ai envie de le faire le plus librement possible. J’ai envie que les gens le découvrent avec le regard le plus ouvert possible et pas en étant conditionnés par des a priori de statut. Et je ne crois pas tellement à l’idée de l’artiste « démiurge » qui serait un génie, tout seul dans son atelier, qui aurait une idée bien à lui et qui, tout d’un coup ferait une création originale, nouvelle, c’est pas vraiment comme ça que je perçois ce qu’est un artiste. Et après tout, peu importe que ce soit moi en mon nom, ou quelqu’un d’autre, ce qui compte c’est que les idées circulent, qu’on se contamine les uns les autres avec un certain type d’état d’esprit qui est même une forme de résistance à une productivité à tout crin. Je suis donc pour l’instant assez attachée à cet anonymat, quand bien même j’aurais une indépendance économique. Mais garder l’anonymat, je l’ai expérimenté à l’ENDA (1), ça implique pas mal de choses : à partir du moment où une conférence ou un workshop sont rémunérés, ça induit des démarches administratives nominatives. Il y a donc un effort à fournir pour garder l’anonymat, en terme de statut. Je verrai plus tard si je ne suis pas trop paresseuse pour faire l’effort de rester anonyme envers et contre tout, je n’ai pas non plus l’énergie de tomber dans la paranoïa…
RdP : Ton travail consiste donc à déclarer les raisons pour lesquelles tu ne produiras pas d’œuvres d’art. Pourquoi il n’y a pas de production ? Parce que tu ne sais pas souder, faire des installations, de la vidéo ou autre ?
ALA : Je pourrais le faire.
RdP : Alors pourquoi tu ne le fais pas ? Quelles sont les valeurs sur lesquelles tu développes ta pratique ?
ALA : Il y a plusieurs strates. Il y a peut-être le fait de s’être réapproprié un empêchement et de l’avoir transformé, dépassé et retourné contre lui-même.
Rdp : Qu’est-ce que ça veut dire ?
ALA : L’empêchement, ça commence par le fait d’être une femme artiste…
RdP : Il existe des femmes artistes en France.
ALA : Oui, ça existe, bien sûr (encore heureux !). Mon positionnement s’est construit en rapport avec une conjonction de facteurs. À un moment donné, dans une grande précarité professionnelle et financière, en devant élever mon fils seule, et sans espace de travail, ça s’est joué en termes de santé psychique et physique : toutes ces contraintes réunies m’ont empêchée d’avoir une production artistique. C’est Virginia WOOLF (2) qui disait que, pour produire une œuvre littéraire, « il est indispensable qu’une femme possède quelque argent et une chambre à soi ». C’est vrai aussi d’une œuvre artistique et ce n’était pas mon cas, je ne réunissais pas ces conditions.
RdP : Ça n’a rien à voir avec avec le fait que tu sois une femme artiste.
ALA : Si, ça a à voir justement, puisqu’à un moment donné j’ai été réellement vraiment empêchée par ces circonstances, de continuer toute forme de production et d’avoir quelque forme de visibilité que ce soit dans ce milieu professionnel. Au tout début, ce n’est pas strictement un choix, le fait de ne pas produire.
RdP : Pourquoi tu as été empêchée et par qui ?
ALA : Par un ensemble de facteurs. Donc encore une fois, le fait d’être une femme avec un enfant : à un moment donné, il faut dégager du temps pour avoir une production et un minimum financier. Et quand on est au RSA, qu’on vit avec un enfant dans une seule pièce de 15 mètres carrés et qu’on court constamment après le travail, comme c’était mon cas après l’école d’art, en arrivant à Lyon, on ne peut pas produire. Etre une femme seule constitue un empêchement dans l’art.
RdP : Non seulement tu es une femme artiste, c’est à dire que tu es déjà en infériorité mais en plus, tu as une pratique artistique hors normes.
ALA : Alors pour repréciser un peu quand même : le plafond de verre est, pour moi, particulièrement lié à la maternité. C’est sûr qu’une jeune femme de 25 ans qui a le couteau entre les dents comme je pouvais l’avoir au même âge et qui est motivée, oui, oui, elle peut percer. Et de toute façon, même pour un homme artiste ça peut être des années de précarité, des années de combat, une telle carrière. C’est une profession qui est extrêmement exigeante, difficile pour tout le monde. Juste à un moment donné, selon le contexte économique, le contexte social, le réseau, ça relève du possible ou pas : parce que si je ne suis pas la fille de Monsieur Antoine de Galbert, c’est déjà un empêchement en soi. Pourtant, j’ai fait mon chemin, il y a aussi d’autres activités que la pratique artistique dans lesquelles j’ai trouvé à m’épanouir dans ce contexte professionnel, même si elles sont socialement en bas de l’échelle. J’ai pris beaucoup de plaisir malgré tout, à faire ma place dans ce milieu-là et à y travailler, donc voilà, je n’ai pas dépéri d’avoir arrêté ma production artistique. Evidemment, on a une forme de deuil quand même, quand on décide d’arrêter une production que ce soit par contrainte, forcée, ou par choix.
RdP : Pourquoi c’est une forme de deuil ? Qui a dit que le travail artistique veut dire « production d’œuvres d’art » ?
ALA : Parce que c’est un choix de vie que j’avais fait de longues années auparavant auquel j’ai renoncé et que tout changement implique une forme de deuil. Il ne s’agit pas de dire que l’art doit être une production d’œuvres d’art mais lorsque tu as vécu des années avec cette idée, et quelque soit l’idée avec laquelle tu vis pendant 15 ou 20 ans, lorsque tu t’en débarrasses, ça peut être une bonne chose, mais ce changement peut impliquer un passage qui est de l’ordre du deuil. Pas forcément négativement : le deuil, c’est aussi une forme de transformation.
RdP : Pourquoi tu n’as pas fait le choix de produire des œuvres d’art, par consensus, comme la majorité des artistes ?
ALA : C’est une chronologie, une succession d’étapes. La première étape je l’ai mentionnée, ça commence par un empêchement et une forme de deuil. Ensuite, avec cette transformation-là, il y a eu un repositionnement qui s’est produit. Il y a aussi une transformation physique : j’ai eu des troubles de santé qui m’ont forcée à ralentir toute activité, artistique ou pas. Donc il y a un an, j’ai été amenée à ralentir très fortement mon rythme et puis à en mesurer les bienfaits.
RdP : Tu peux donner un élément de détail ? Il y a un confort, quand même ?
ALA : C’est plus qu’un confort. C’est une restauration de son organisme, se reconstituer physiquement, le fait de sortir de la production, qu’elle soit artistique ou autre, sortir de la pression continuelle qu’il y a dans le monde du travail, que ce soit dans le secteur de l’art contemporain ou tout autre secteur.
RdP : Ça veut dire quoi, « pression » ?
ALA : On doit continuellement tenir des dates limites, produire des rendus, des bilans, être en permanence « efficace ». Il y a quelque chose dans cette époque qui exige en permanence « l’efficacité ». Bon, là je rentre dans des considérations politiques mais on sait bien que les chiffres du chômage, c’est aussi une façon de rendre plus efficaces les gens qui sont au travail parce que personne n’a envie de se retrouver de l’autre côté de la ligne, dans la précarité, au chômage.
RdP : Les artistes échappent-ils à cette condition ?
ALA : Plus ou moins, ils échappent au salariat mais Ils ont aussi des dates limites, d’expositions et de production. Pour peu qu’ils percent un peu et qu’ils soient un petit peu attendus par les institutions, ça peut devenir très très physique, aussi. Donc à un moment donné, s’extraire de cette course quotidienne est salvateur. Et avec le confinement, on en a tous fait l’expérience. Mais si on remonte six mois en arrière, c’était relativement exceptionnel de faire l’expérience de s’extraire de cette course. Et je trouve qu’on a même des injonctions d’être performant jusque sur notre temps libre, comme quand on demande : « Alors qu’est-ce que tu as fait ce weekend ? » et l’on est censé répondre : « J’ai fait telle rando, vu telle exposition incroyable…» alors que moi, le week-end dernier, j’ai dormi. On doit tout le temps être en train de faire quelque chose. Mais à un moment donné, à cause de ma santé, je me suis trouvée très ralentie, alitée pendant des temps assez longs et au final, j’ai trouvé ça très positif, très nourrissant. C’est là que c’est devenu un parti-pris, un choix : quand j’ai cessé de me culpabiliser d’être à l’arrêt, quand j’y ai pris goût. Cet empêchement est finalement devenu une force que je peux déclarer, assumer, revendiquer, même conseiller, préconiser aux autres. Et là, on s’aperçoit que les raisons de ne pas produire, ne pas courir, ne pas continuer cette course permanente, sont nombreuses.
RdP : Tu es consciente que c’est un peu « suicidaire » du point de vue du milieu de l’art qui dit « si tu ne produits pas, tu n’existes pas » ?
ALA : C’est pour ça que la première étape dont on a un peu débattu, s’approprier cet empêchement, ce n’est pas anodin : parce que lorsqu’on est empêché de produire, déjà « mort » en tant qu’artiste, on ne risque pas grand chose à commettre un tel geste suicidaire, si on devait l’appeler comme ça. Mais c’est une image un peu triste alors que je m’amuse beaucoup.
RdP : Ça dépend, la plupart des millions d’artistes qui existent dans le monde ne s’engagent pas dans des démarches comme la tienne ou celles d’autres artistes qui ont rompu avec les mécanismes habituels de l’art. Si tu as franchi ce pas, si tu t’es donnée cette liberté, si tu as eu ce courage extrêmement rare et totalement admirable, c’est pas pour rien que tu as fait ça, il y a quelque chose en toi qui qui doit être une sorte de moteur.
ALA : C’est une forme de révolte.
RdP : T’es-tu dit quelque chose du genre « les œuvres d’art, c’est ennuyant, il faut que je cherche ailleurs » ? As-tu eu en toi un certain désir d’exploration qui a participé du fait d’arrêter d’être une artiste qui produit des œuvres d’art pour exister et passer à un autre mode d’activité artistique, ou pas ? Comme si c’était passer au niveau supérieur de l’art ?
ALA : De toute façon, même lorsque j’étais étudiante en école d’art, j’ai toujours été sensible à des démarches qui ont quelque chose d’une discrétion et d’une absence de cette fétichisation qui voudrait que l’art soit mis sur socle ou encadré, accroché sur des murs. J’aime des artistes ou des démarches qui peuvent nous faire un petit peu douter de « est-ce qu’on a à faire à de l’art ou pas ? » et qui du coup, parviennent à mettre en jeu autre chose. Faire réfléchir davantage en étant face à ce doute. J’ai beaucoup de plaisir à mener ce projet, à être dans cette non-production, à la revendiquer, à faire l’inventaire des 1001 raisons pour lesquels, non, je continuerai à ne pas produire d’œuvres d’art. Ceci dit, je continue à avoir moi-même beaucoup de plaisir à aller voir des expositions.
RdP : C’est pour compenser l’absence de production d’œuvres d’art ? C’est quoi le rapport entre le fait que tu aimes bien voir les œuvres d’autres artistes et le fait que toi, tu t’es soustraite à ce système basé sur un art fait de production d’oeuvres ?
ALA : Je ne saurais pas vraiment répondre, je ne suis pas sûre qu’il y ait un lien direct entre le fait que je vois et que j’apprécie des œuvres et moi comme artiste qui ne produis pas d’œuvres. Je peux ressentir un plaisir sensible, tactile, devant certains matériaux mais j’ai en aversion la grandiloquence, la préciosité. Certains artistes, rares sans doute, parviennent tout de même à être subversifs, en créant des œuvres. Et il faut peut-être qu’il y ait des œuvres pour que les artistes invisuels et autres paresseux improductifs puissent se positionner dans les failles, justement ? Je ne sais pas.
RdP : Comment en es-tu arrivée là, à être artiste sans pour autant produire ? Quel est le processus à travers lequel tu es arrivée à ta pratique, qui semble très construite, très réfléchie, très méthodique.
ALA : Pourtant, c’est un petit coup de tête et un moment d’intuition, c’est venu très vite. Il y a évidemment des choses qui devaient germer depuis des années, il y a eu plusieurs déclencheurs, des idées d’autres personnes qui m’ont contaminée, que j’ai mentionné lors de ma présentation à l’ENDA : une chanson d’une amie qui parlait de la fatigue des gens, du monde, de cette terre qui était fatiguée et qu’il fallait réparer. Et puis cet appel à projets que la Biennale de Paris avait publié, il y a quelques années, qui m’avait interpellée (3). Mais c’était il y a peut être 8 ou 10 ans de ça, et à l’époque, je n’avais pas candidaté. Ça a dû certainement maturer dans mon esprit en sous-tâche, en arrière-plan en quelque sorte, sans forcément que je travaille vraiment dessus. Et puis là, en fin d’année dernière, au moment des vacances, c’est venu d’un seul coup, en une nuit. L’aproduction comme activité artistique est une synthèse en quelque sorte, qui cristallise cette expérience ancienne : avoir été empêchée de produire. Ça fait des années que je ne produis plus d’œuvres d’art et je n’avais même plus du tout d’activité artistique.
RdP : Est-ce que tu te définis à la base comme une artiste ou comme quelqu’un qui navigue dans l’art et qui là, pour le coup, devient artiste ?
ALA : Je me définis comme une artiste (j’ai été formée en école d’art) mais comme une artiste qui n’a pas pu avoir d’activité, pas seulement de production, mais d’activité artistique tout court. Pendant des années, j’ai pensé « un jour, ça va revenir, quelque chose va se passer et je pourrai de nouveau avoir une pratique, quoi qu’il en soit ».
RdP : Est-ce que pendant cette période, tu t’es interrogée sur le statut de l’artiste, sur l’art ou autre, sur ce que tu aimerais faire ? Cette impossibilité d’être artiste, cela t’a quand même travaillé intérieurement ?
ALA : Oui mais à d’autres endroits puisque, travaillant dans le milieu de l ‘art contemporain, je côtoie les artistes au quotidien et je continue à m’interroger sur ce qui fait sens dans l’art. Pas forcément pour ma personne, presque de façon théorique, j’ai envie de dire. Par contre j’avais fait le constat qu’à ma place, à mon âge, au vu de mon parcours, l’optique d’avoir une production et prétendre la montrer n’était plus envisageable. Un peu comme un tennisman de 45 ans. Comment dire ? Encore une fois, il y a, à un moment donné, une question de réseau, de statut économique, de moyens. Il faut être riche pour être artiste.
RdP : Tu as une pratique artistique aproductive (4) par faiblesse ? Parce que tu t’es senti dans l’impossibilité de produire ?
ALA : Je n’aime pas le mot « faiblesse ». Je crois au contraire que c’est une force que de pouvoir tirer parti d’un handicap pour faire autrement que ce que les autres font de façon conventionnelle et donc contourner l’obstacle en quelque sorte. Le mot « handicap » par contre, je peux me l’approprier, oui, il y a une forme de handicap dans ma situation qui a contribué à faire en sorte que je ne sois pas du côté de ceux qui peuvent produire. Ça, c’est un fait. Après, une fois qu’on a fait ce constat-là, on peut choisir de faire avec et de continuer quand même et de prendre plaisir, de s’amuser, de faire autrement, de porter quand même une parole, d’avoir des idées, de se dire qu’en plus, ces idées peuvent faire bouger ceux qui n’ont pas ce handicap et qui produisent comme d’habitude et qui n’ont pas besoin de se poser cette question : là, ça commence à devenir intéressant. C’est là où l’activité artistique telle que je la mène aujourd’hui peut commencer.
RdP : Peut-on collaborer à ton travail ?
ALA : Attends, je veux juste répondre à cette question : comment on peut générer du changement ? Moi-même, j’ai été « contaminée » par différents vecteurs, notamment par cet appel à projet de la Biennale de Paris (3) qui disait « Expliquez pourquoi en tant qu’artiste vous avez décidé de ne plus produire des œuvres d’art ». Finalement je répond 10 ans après à cette question-là. Ce projet n’est donc pas né seulement de moi, de ma personne, il résulte de rencontres et d’interactions. En fait, nous sommes un tissu social et on en a d’ailleurs pris vraiment la dimension avec l’épidémie de COVID. Donc, j’ai été moi-même entre guillemets « contaminée » par les idées de différentes personnes, je me suis rendue compte que celles-ci rejoignaient mes valeurs, que j’ai pris le parti de diffuser à mon tour : si on choisit de ne pas produire, si on choisit la paresse, la fragilité (plutôt que la faiblesse) et aussi de l’exprimer, que l’on accepte de reconnaître qu’on est vulnérable, qu’on n’est pas « busy », hyper-occupé, toujours à « produire » « efficacement » – tous ces mots-là, je les réfute dans ma vie, alors ça peut devenir une forme de résistance contre une certaine idéologie productiviste. Là, il y a un positionnement, des choix, des valeurs, et si on veut refuser un certain état d’esprit, une certaine tendance politique, ces idées-là, il faut les diffuser. Il faut qu’elles circulent sous toutes les formes, dans le champ artistique, dans un champ strictement politiques ou autre. Si je continue à ne pas produire et à essayer d’agrandir un réseau autour de la page où je publie, c’est parce que j’ai envie de contaminer aussi d’autres personnes, comme moi-même j’ai été contaminée par des gens qui s’autorisent à dire, à un moment donné : « Mais là, stop ! On ne va pas continuer comme ça, on va faire les choses autrement ». Il faut remettre du care, il faut prendre soin de nous, ne pas nous laisser exténuer par les injonctions sociales, et que cette façon d’être dessine un air du temps nouveau parce que l’air du temps actuel est saturé.
RdP : Pourquoi le Centre Pompidou ou le MOMA ne t’ont pas proposé une exposition ?
ALA : Ils ignorent mon existence parce que Blistène a refusé mon invitation sur la page. Non je plaisante, peu importe. Quand il y a des courants novateurs ils ne sont pas compris au moment de leur apparition, voire de leur existence. Peut être que dans 20 ans, ces institutions porteront leur attention sur ce type de démarche, sur l’art invisuel, comme tu dis. L’institution a besoin de muséifier, d’institutionnaliser ce qui a échappé au système. Aujourd’hui, on expose Fluxus dans des boîtes ou dans des vitrines. Je ne suis pas certaine qu’être exposé par ces institutions, ce soit toujours une bonne chose pour l’art.
RdP : Tu penses que c’est parce que tu es une artiste femme ou parce que tu penses que tu es une artiste géniale et dans ce cas, l’institution aurait deux fois un temps de retard ? Donc faut-il attendre 40 ans…
ALA : Je suis trop paresseuse pour m’auto-décerner le label de génie…
RdP : Les autres peuvent le faire.
ALA : Je pense qu’il y a quelque chose qui dérange dans mon travail, mais là, je ne parlais pas seulement du mien. Tu apprécies mon travail parce que tu es intéressé par des activités infravisuelles ou invisuelles et il y a effectivement là-dedans quelque chose qui est gênant, dérangeant pour les professionnels du monde de l’art contemporain qui ont des formats d’exposition, des dispositifs de monstration, des enjeux commerciaux autour des œuvres etc. : comment exposer quelque chose qui ne se voit pas, qu’on n’identifie pas comme art ? Tout de suite, le système est mis en difficulté, en défaut. Après, si on regarde les dernières décennies, les avant-gardes des années 60, chaque fois, « ils » ont fini par trouver une façon d’avaler les pratiques qui sortaient des conventions.
RdP : L’institution ne peut récupérer que ce qu’elle peut reconnaître et par exemple, les avants-gardes du siècle passé ont été récupérées facilement parce que c’étaient des artistes qui tapaient contre le système verbalement ou à travers des textes, mais qui, par ailleurs, ne faisaient rien d’autre que l’alimenter, en œuvres d’art notamment. Ils produisaient ce que le système pouvait intégrer. Lorsque les artistes qui font un genre de pratique artistique que les institutions ne peuvent pas identifier, classifier et assimiler, la situation peut être différente. On ne peut pas toujours juger le présent avec les critères du passé.
ALA : Je ne sais pas, je pense que c’est une sorte de combat des intelligences, aussi. Je soupçonne l’institution de développer de son côté des formes d’intelligence qui soient capables d’avaler aussi certains courants hors-sentier balisés. L’avenir le dira.
RdP : Pour revenir à ma question, peut-on collaborer à ton travail ?
ALA : Oui ! Je trouve que c’est une piste très enthousiasmante, c’est quelque chose que j’aurais vraiment envie de mettre en place. L’intérêt d’un protocole de collaboration avec moi devra parvenir à faire émerger chez chacun de mes collaborateurs sa propre façon de ne pas produire d’oeuvre d’art et de l’exprimer d’une façon ou d’une autre. L’objectif n’est pas forcément de venir poursuivre l’écriture des raisons pour lesquelles moi, je ne produis pas d’œuvre d’art. Ce ne serait pas pour rallonger mes propres textes…
RdP : Est-ce que l’idée d’organiser un concours ou un prix te semble une bonne idée ?
ALA : Le mot « concours », c’est un mot que je n’aime pas beaucoup parce que justement cette concurrentialité permanente à laquelle on a tout.e.s été.e.s soumis.es, c’est quelque chose qu’il faut refuser et dont il faut sortir. Une des raisons pour lesquelles je ne produirai pas d’œuvre d’art, ce sont des ami.e.s qui sont resté.e.s sur le bord de la route de ce milieu professionnel alors que ce sont des gens passionnés, intelligents, qui ont énormément à partager. Le principe de la concurrentialité, c’est pas forcément bon, ça ne garde pas forcément les meilleur.e.s. Donc je ne sais pas si, à l’issu d’un tel concours, on aurait vraiment distingué le ou la plus paresseu.x.se mais peut-être celui, celle qui saurait le mieux se faire valoir comme tel.le. Mais il faudrait trouver un autre mot que « concours », un autre principe de jeu. La paresse est définie comme un défaut, c’est un mot qui au départ est connoté négativement. Si on imagine un jeu avec des gratifications (plutôt que des prix) qui transforment la paresse en quelque chose de positif et la célèbrent, alors là, oui. Peut-être par exemple, un jeu de paresse collaborative, justement !
RdP : C’était quoi, ta déclaration d’aujourd’hui ?
ALA : Il y a un rythme de publication qui est assez lent, je ne fais pas ces déclarations tous les jours. L’une des dernières était « Je ne créerai pas d’œuvres d’art aujourd’hui. Ne rien créer est déjà suffisamment difficile comme ça, lorsqu’on essaie de faire ça bien. »
RdP : Et celles d’avant ?
ALA : « Je ne créerai pas d’œuvres d’art aujourd’hui parce que vous allez dire “Moi aussi, je peux le faire. Un enfant pourrait le faire !” ». Et la suivante : « Je ne créerai pas d’œuvre d’art aujourd’hui parce que ben, t’as qu’à le faire, toi, si c’est si simple !!! ».
Il y a des déclarations qui sont liées entre elles, alors on le perçoit ou on ne le perçoit pas, selon si on les lit ponctuellement ou si on suit la page et qu’on lit les textes successivement.
RdP : Est-ce que tu as une règle dans la rédaction ?
ALA : Pas nécessairement. C’est en fonction des nécessités. Parfois, c’est réagir à ce qui est en train de se passer autour de nous. Il y a forcément eu une publication spéciale, le 13 mars 2020, le lendemain de la déclaration présidentielle qui a précédé le confinement, cellelà était un peu différente de ce que j’avais initialement prévu. Il n’était pas possible de faire juste comme si de rien n’était.
RdP : Pour revenir à la question économique, comment pourrais-tu gagner ta vie avec ton art ?
ALA : Pour l’instant je ne me pose pas la question de gagner ma vie avec mon art. C’est aussi un parti-pris. Au départ en tout cas, ne pas être dans une dépendance économique par rapport à la production artistique, ça donne de la liberté.
RdP : Avec des cours, des programmes, des services, ça peut marcher à fond. Tu peux avoir une économie prospère avec ton travail. Ce n’est pas parce que cette économie n’existe pas qu’elle ne peut pas être inventée.
ALA : Elle peut se développer effectivement. Tout est une histoire de temps, finalement. Pour l’instant je suis au début d’un travail. D’abord les collaborations, connaître les fonctionnements des uns et des autres, développer des contacts avec des interlocuteurs, avec des gens qui puissent s’intéresser à ma démarche, développer des relations de confiance, ça prend du temps. Pour vivre des workshops, il faut en faire beaucoup.
RdP : Si tu vends 300 euros le workshop et si tu en vends 6 par mois, c’est suffisant pour avoir une base.
ALA : Oui mais ça fait 6 structures accueillantes, c’est beaucoup : ça prend du temps pour les trouver.
RdP : En quoi ça peut être intéressant pour une structure de t’inviter à faire un workshop ? Tu penses que c’est une perte de temps, d’énergie et d’argent pour une institution de t’inviter ? En quoi ton activité artistique consistant à ne pas produire d’œuvres d’art peut amener plus loin la réflexion sur l’art de sorte que, du coup, ça puisse avoir un véritable intérêt pour toute institution artistique ?
ALA : L’intérêt, c’est de remettre en question les façons possibles de « faire de l’art » et donc, ouvrir de nouvelles possibilités. Ne pas se limiter à un champ donné mais avoir d’autres espaces où cette activité artistique puisse s’exprimer. Mais aussi tout simplement accueillir une pratique subversive, aussi par son humour.
RdP : Si le MAC de Marseille voulait faire une exposition de ton travail, que leur proposestu ?
ALA : Je leur propose une édition papier. Ou peut-être que, simplement, je refuse. Comme je le disais plus tôt, je ne suis pas certaine que ce soit bien pour une démarche comme la mienne d’être exposée dans ce type de lieux. Mais j’aime beaucoup un certain nombre des idées que tu me suggères : abolir toute productivité dans cette institution ou même faire fermer le MAC pendant la durée de mon exposition. Ou bien en faire un siestodrome public…
RdP : Quelles sont tes préconisations pour le secteur de l’art ?
ALA : Il faut réinjecter de l’humain, revoir les priorités : arrêter de payer des millions aux compagnies d’assurance pour des objets d’art et regarder les gens qui sont là, les humains qui travaillent dans ces lieux. Que ce soit les travailleurs des différents maillons de la chaîne, les commissaires, les artistes et tous les autres. C’est au niveau économique avant tout, qu’il faut bouger les choses. Quand il y a une expo, il y a des précaires qui font les montages d’expositions pour 3 euros et un Mars et d’autres précaires qui surveillent les expositions alors qu’ils.elles gagnent le SMIC et qu’ils.elles ont tous et toutes des masters. C’est l’économie autour des expositions qui précarise énormément de gens qui me pose un gros problème. Le secteur de l’art devrait pouvoir fonctionner en garantissant que tout se fasse dans une éthique, dans un respect de toutes les personnes qui œuvrent sur la chaîne.
Sinon, concernant les financements et autres aides proposées aux artistes, j’ai beaucoup de mal avec le principe des résidences : parce que ça implique la figure mythique de l’artistenomade, or pour les artistes qui sont aussi parents isolés, (et ce sont majoritairement des femmes dans cette situation), c’est impossible, ne serait-ce qu’à cause de la carte scolaire, qui assigne l’élève à une école selon une domiciliation. C’est le dispositif le plus fréquent pour soutenir les artistes et il est plus excluant pour les artistes femmes.
RdP : Et l’instauration d’un revenu universel pour les artistes, surtout pour les artistes paresseuses ?
ALA : Je trouve l’idée intéressante ! Avec une prime spéciale, un « 13ème mois », pour les artistes paresseux, je m’inscris !!!
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NOTES
1. Ecole nationale d’art (ENDA), www.enda.fr
2. Une chambre à soi, Virginia Woolf, 1929, Ed. 10/18.
3. Il s’agit d’un appel à candidature de la Biennale de Paris qui proposait à des artistes d’arrêter leur production d’œuvres d’art pendant deux ans, soit la durée d’une biennale, et en contrepartie, (ɔ) la Biennale présentait leur travail.
Aproductif est un néologisme qui qualifie un type d’art sans production d’œuvres d’art. Cet art n’est ni productif, produire des œuvres d’art, ni déproductif, détruire des œuvres d’art.
Cet entretien pose clairement quantité de questions… D’un côté La Paresseuse, de l’autre La Curieuse intervieweuse qui ne cesse d’inciter l’interviewée à faire de sa paresse une activité somme toute normale, normalement normée, formatée au format workshop ou expo… Bizarre…