(N°16) Par Alain FARFALL –
Parcourir le récit des aventures de la Biennale de Paris et de ses acteurs (1), c’est faire un voyage éminemment symptomatique dans l’histoire récente de l’art. Née dans l’euphorie utopique des années soixante, technicistes et cybernétiques, elle fut empreinte dès ses débuts d’un bouillonnement expérimental, d’un activisme fervent et d’une critique passionnée de la société de consommation. Elle s’est ensuite enracinée dans le système mondial de l’art des années soixante-dix, s’installant parmi les grandes expositions internationales, et glissant doucement vers une forme d’académisme. Dans les années quatre-vingt, elle s’est égarée entre dogmatisme et éclectisme, pour s’éteindre et finalement se taire jusqu’à la fin du siècle dernier. Depuis une dizaine d’années, forte de cette expérience exemplaire, elle est redevenue un évènement de première importance, mais loin des institutions crispées sur les vieilles chimères d’une classe sociale badine et avide de divertissements élevés. Tout à l’opposé des manifestations très conventionnelles et organisées en spectacle, la Biennale de Paris a lieu partout, tout le temps, et sans structure aliénante.
En 1959, dans un contexte historique où les grandes confrontations internationales se multiplient, Raymond Cogniat (2), commissaire du pavillon français à Venise, propose à André Malraux, alors Ministre d’État chargé des Affaires Culturelles, de mettre en place une manifestation ayant pour objectif de redonner à Paris la place centrale qu’elle occupait avant que New York ne la détrône. Pour se distinguer des biennales de Venise, de São Paulo ou de Toronto, rendant hommage à des artistes consacrés, on choisit de limiter la participation aux artistes de moins de trente-cinq ans. La « Biennale des jeunes » est née. Hébergée au Palais de Tokyo, dotée d’un maigre budget malgré les soutiens de l’État, du département de la Seine et de la ville de Paris, la Biennale adopte un système de sélection par nation en s’appuyant sur le réseau des ambassades. La section française est assurée de jeunes critiques, aujourd’hui célèbres, comme Georges Boudaille, Alain Jouffroy, Francis Vermolin, José Pierre, ou Pierre Restany, mais aussi d’étudiants d’écoles d’arts comme Edouardo Arroyo, Lucien Zabriski, Henri Cueco ou Michel Dufaux, et enfin de membres du Conseil d’Administration. La première édition, de taille encore modeste, mise en espace par Pierre Faucheux (3) , est l’occasion de présenter notamment Joan Mitchell, Hélène Laurent, David Hamilton, Jean Tinguely (4).
Très vite, la Biennale crée une féconde agitation intellectuelle, confirme l’essor de l’abstraction lyrique, annonce la tendance militante et engagée, révèle le pop art et souligne la suprématie de l’art informel (5). Elle devient rapidement un espace de débats et d’expérimentation ouvert à la confrontation des doutes et des certitudes des nouvelles générations. Loin du star-système (6) , elle est un outil de recherche mis au service de ceux qui pensent l’art. La compréhension rencontrée auprès des exposants (7) et du public lui assure très vite la place d’un évènement international majeur. La presse s’empare de l’évènement, parfois avec raillerie, (8) et le milieu de l’art reconnaît bientôt son importance. Avec le recul on peut évaluer la pertinence des choix opérés parmi les jeunes talents (9) qui se révéleront de premier plan dans les années suivantes : Klein, Tinguely, Rauschenberg. On peut bien sûr se demander si cette capacité à repérer les artistes de demain provient d’une acuité particulièrement forte, ou bien si, au contraire, c’est la renommée de la manifestation qui a provoqué celle des artistes.
Le succès entraîne une augmentation de la participation internationale (10) : en 1961, plus de cinquante pays présentent une sélection. On découvre David Hockney, que le public parisien boude, ou des propositions collectives, comme Träger/Oberfläche, Cobra ou le célèbre GRAV. La Biennale accorde une grande place à des disciplines jusque-là considérées comme les parents pauvres du milieu de l’art : la gravure, le livre illustré, le jeu de société, le cinéma expérimental, la décoration théâtrale, ainsi que la musique et le son, grâce au relais de la Radiodiffusion-Télévision Française. La troisième édition connaît le scandale de l’autobus emballé par Christo, tandis que Gérard Gassiot-Talabot répond au Pop américain avec ses « Mythologies quotidiennes ». Dans cet esprit d’aventure, la section des « Travaux d’équipe » organise une collaboration entre différentes pratiques et envisage une fusion des arts : de manière permanente comme une extension plus vivante de l’exposition ou de manière temporaire comme une extension du spectacle (11).
La volonté d’ouverture qui anime la Biennale se voit renforcée en 1965 : le Groupe Zéro représente l’Allemagne sous le commissariat de Thomas Grochowiak et marque l’essor de la « nouvelle tendance », le Groupe Epuorg fait parler de lui avec ses « attentats artistiques » et l’on voit apparaître des artistes marginaux comme Christian Boltanski, Jean Le Gac, Niele Toroni, Walter Vilain. Le Jury récompense un certain Daniel Buren. En 1967, Jacques Lassaigne (12) prend la direction de la manifestation et lui donne un nouvel élan, notamment en créant les sections de l’architecture et de la photographie (13). La Biennale affirme encore son refus des genres, des habitudes et des routines, et propose un nombre important d’œuvres qui sortent des cadres établis. Elle expose Martial Raysse, Jean-Pierre Raynaud, Lucien Leuwen, ainsi que BMPT (Buren, Mosset, Parmentier, Toroni), les premiers minimalistes américains, l’Arte Povera italien et les groupes cinétiques. En 1969, en plaçant résolument la sixième édition sous le signe des Travaux d’équipe et des œuvres collectives, Jacques Lassaigne ancre la programmation dans les expériences collégiales (14) , tout en permettant au public parisien de découvrir des artistes de premier rang comme Les Levine, Steve McClaine, Giulio Paolini, Jannis Kounellis.
Pendant mai 1968, on entend les jeunes artistes réclamer la mort des biennales et critiquer les vieilles institutions françaises, académiques et sclérosées. La Biennale de Paris atteignant l’âge de raison, Georges Boudaille (15) prend sa direction pour y apporter d’importantes innovations, dans l’esprit d’audace et de prospective de ses origines. Dans un nouveau lieu d’exposition, au Parc Floral de Vincennes, fort éloigné du centre de Paris mais offrant un espace bien plus adapté, organisé par le jeune architecte Jean Nouvel, la Biennale abandonne les sections nationales au profit d’une commission internationale. Elle se divise en trois grandes lignes esthétiques : Concept (16), Hyperréalisme (17), Interventions (18) , auxquelles il faut ajouter une section Envoi (19) et les fameux Travaux d’équipe. Parmi les artistes présentés, on trouve Dan Graham, Josef Kosuth, Markus Raetz ou le groupe Supports/Surfaces. On note aussi l’émergence de la performance avec Ben D’Armagnac, Lucien Fristil ou Mike Parr.
Mais la commission qui devait recentrer et dynamiser la Biennale finit par orienter la sélection vers une austérité avant-gardiste remet en cause l’idée de confrontation internationale qui faisait l’originalité de la manifestation. La programmation déçoit le milieu de l’art et le public fait défaut. À partir de 1980, le délégué général décide de revenir aux sélections par pays, et c’est le retour à une exposition comportant des hiatus entre des formes d’art et des styles très divers. Malgré la multiplication des sections (vidéo, performance, danse, animation, imitation, land-art, électrographie, revues d’art…), la manifestation s’essouffle et les comptes sont catastrophiques. Les années 80 voient défiler Beuys, Zervus, Takis, Woodhof, Bijl, Merz, Richter. On remarque l’apparition d’une nouvelle génération, Di Rosa, Combas, Basquiat, en réaction à l’avant-garde internationale. Mais, n’ayant pas
peur du grand écart, la Biennale présente aussi Thomas, Devautour, Oursler, Collaborative Work, etc. La treizième édition, en 1985, intitulée « Nouvelle Biennale de Paris », rétrospective et ambitieuse, installée dans la Grande Halle de la Villette, centrale et spectaculaire, réunit les artistes qui marquèrent la manifestation parisienne, mais constitue aussi une sorte de bouquet final. Le déficit financier de l’institution provoque sa liquidation judiciaire.
Pendant les vingt années que dure son silence, les biennales d’art contemporain prolifèrent (20) , signe du dynamisme mondial de l’art actuel, de sa professionnalisation et de sa transformation en industrie du spectacle. Le voyageur de biennales batifole d’expositions en festivals, évidemment au prix de l’uniformisation : on retrouve d’un bout à l’autre de la planète un peu toujours la même exposition prestigieuse. Nous pensons que ce ne sont pas tant les raisons financières qui eurent raison de la Biennale, mais plutôt une forme d’intuition géniale qui poussa ses responsables à la mettre à l’arrêt devant la débauche et les excès des années 90 et du début du nouveau siècle.
En 2004, un artiste, Alexandre Gurita, relance la Biennale de Paris, mais dans un projet radicalement différent : sans vedette, sans lieu unique, sans même une localisation précise à Paris. Il s’agit de privilégier des concepts, des interventions, des comportements qui sont activés selon leur propre protocole. Par son économie de bout de ficelles et par choix, la manifestation (21) aux espaces d’exposition rares ne fait pas beaucoup de bruit. Quasiment ni vue ni commentée, elle reste pratiquement invisible. Ce qui est en profonde harmonie avec les artistes invités, une nouvelle génération ayant repensé le statut de l’œuvre d’art. Tournant le dos à l’industrie culturelle qui se mesure en termes de fréquentation, de rentabilité marchande ou réputationnelle, les invités de Gurita se positionnent à la frontière du monde de l’art, dans ses interstices, non pas dans une opposition, qui est toujours récupérée, mais dans des pratiques discrètes, clandestines, ou en action direct dans le monde réel, refusant de produire des objets d’art pour échapper à ce qui serait rapidement assimilé à un art institué.
On peut clairement lire à travers son programme (22) une intention de soutenir des interventions activistes, contextuelles, immatérielles, échappant aux catégories d’une production normée, et refusant la séduction. La Biennale de Paris expose (23) ce qui est inexposable et qu’on ne présente nulle part ailleurs. On a ainsi pu découvrir dans l’édition 2004 les démarches d’Echopark, de Supernova, de STNL, de l’Ipac. À partir de 2006, tout en conservant la périodicité bisannuelle, la durée de chaque édition est fixée à deux années, ce qui fait que non seulement la Biennale de Paris a lieu partout mais aussi tout le temps. Sortant du régime du visible, donc du contrôle, les acteurs de la Biennale de Paris, Marion Baruch, Bernard Delville, Valérie Pébéo, Ricardo Mbarkho, le révérend Billy, Les Somnatistes, Cyril Delage, Bob le Bricoleur, Jan Middelbos, Saint-Thomas l’Imposteur, etc., abandonnent l’œuvre d’art, qui a focalisé pendant trop longtemps toute l’attention, pour redonner tout son sens à l’activité artistique.
La Biennale de Paris choisit l’hétérogénéité, la transdisciplinarité et l’interfonctionnalité. Elle fait apparaître l’art là où l’on ne l’attend pas. Elle ne se donne pas en représentation bruyante, il faut aller la chercher, il faut avoir la curiosité de la découvrir. Elle ne commente pas le monde, elle n’interprète pas le réel, elle ne représente pas des idées, elle les fait exister, discrètement, obstinément, tranquillement, dans la vie quotidienne. Aujourd’hui, forte d’une histoire bouleversée, la Biennale de Paris ne représente aucune forme d’art, elle fait l’art.
- La tache n’est pas facile, car cette manifestation, qui a pourtant marqué les esprits de son temps, n’a curieusement pas produit une littérature prolixe et abondante.
- Raymond Cogniat, (1896 – 1977), critique d’art et de théâtre, inspecteur des Beaux-Arts, il fut le directeur artistique de la Galerie des Beaux-Arts au moment de l’Exposition internationale du surréalisme en 1938 et le co-fondateur de La Biennale de Paris.
- Pierre Faucheux (1924 – 1999) est un célèbre typographe et graphiste français, acteur principal du graphisme français moderne. Proche de Le Corbusier, il mène une double carrière de graphiste et d’architecte. Il a laissé son empreinte dans le monde de l’édition, notamment au Livre de Poche, mais aussi chez Pauvert ou pour l’Encyclopædia Universalis. Il fut l’architecte scénographe de la Biennale de Paris de 1959 à 1967.
- Afin de montrer comment la Biennale de Paris a contribué à faire l’art de son temps, nous ne citons que les noms les plus significatifs, et nous profitons de cette note pour nous excuser auprès des autres.
- Voir le discours d’inauguration d’André Malraux, pontifiant mais passionné.
- Et cet aspect particulier de la biennale à ses débuts, qui s’oppose à ses rivales pratiquant le vedettariat, est à considérer en regard de la présentation d’artistes « hors système » et sans limite d’âge que met en œuvre la biennale d’aujourd’hui, pour défendre ses propres thèses plutôt que pour s’opposer aux institutions s’adonnant au jeunisme.
- Compréhension à prendre avec les réserves d’usage, car on se souvient que dès cette première édition, des tracts furent distribués, signés du Groupe de Recherche d’Arts Visuels, qui revendiquaient : « L’art, on en a marre, le mot art ne recouvre plus rien ! Nous cherchons un art objectif, scientifique ! Nous considérons que l’art est une activité collective. »
- À propos de l’œuvre de Jean Tinguely, Stabilisateur métamatique n°15, qui produisait des dessins abstraits en série, le Figaro écrit : « La queue de l’âne Boronali est désormais mécanisée ».
- Nous conservons à dessein cette expression, que la terminologie contemporaine a remplacé par artiste émergeant.
- La présence dès 1963 des artistes de l’URSS et de ceux de l’Afrique Noire est particulièrement significative et rare : elle étend le débat au-delà des horizons habituels.
- Et cette section historique de la Biennale, qui a fait la risée des forces réactionnaires et que l’on a souvent considérée comme un avant-goût de l’installation et de la performance, nous semble être plus précisément une préfiguration de ce qui deviendra le Collaborative art des années 2010.
- Jacques Lassaigne (1911-1983), journaliste au Figaro, critique d’art, auteur monographies d’artistes de référence, commissaire de nombreuses expositions à l’étranger (participation de la France aux Biennales de São Paulo et de Venise), est délégué général de la Biennale de Paris de 1967 à 1969.
- Il faut reconnaître la perspicacité de la Biennale : elle invite le médium photographique à une époque qui rechigne à lui accorder une place parmi les « Beaux Arts », et annonce l’arrivée future de la photographie plasticienne.
- Il faudrait relire ces propositions avec les acteurs contemporains d’un art de l’échange et du partage. Nous pensons par exemple à la présentation de Billy Kluver, commissaire pour la participation des Etats-Unis, dont nous citons un très court extrait : « Experiments in Art and Technology est un réseau international d’activités et de services expérimentaux destinés à catalyser les conditions physiques, économiques et sociales nécessaires, la coopération inévitable entre artistes, ingénieurs, hommes de science, membres de l’industrie et du monde du travail. » in Catalogue de la VIe Biennale de Paris, Paris, 1969.
- Georges Boudaille, (1925 – 1991), journaliste et critique d’art, il a collaboré aux revues Les Nouvelles littéraires, Cimaise, Studio International, Art Press, Duplicata, etc. Proche du mouvement Supports/Surfaces, il a organisé plusieurs manifestations mémorables : le « Premier symposium français de sculpture » à Grenoble en 1967, « Permanence de l’art français » au Festival d’Edimbourg en 1973, la « Rétrospective de la Biennale de Paris 1959-1973 » au Musée Seibu de Tokyo en 1978. Il fut le délégué général de la Biennale de 1970 à 1985.
- Curateurs : Nathalie Aubergé, Catherine Millet et Alfred Pacquement. Certainement l’ensemble le plus strict et le plus théorique d’art conceptuel présenté jusque-là en Europe.
- Curateurs : Daniel Abadie, Jean Clair et Pierre Léonard.
- Curateur : Siegfried L. Müller-Krakaspott. On y trouve des propositions de Tania Mouraud, Bertrand- Benigne Lavier, Giuseppe Penone, Klaus Rinke, Uriburu.
- Présentée par Jean-Marc Poinsot, elle regroupe à travers le Mail Art des attitudes proches du concept sans en être vraiment.
- Le Caire, New York, La Havane, Shanghai, Lyon, Sydney, Istanbul…
- Si la biennale de Paris de 2004 et les suivantes sont bien des manifestations, il faut oublier l’acceptation tapageuse et bruyante de ce mot : manifester sa présence, son existence, peut se faire dans un souffle et à voix basse.
- On se réfèrera aux excellents catalogues publiés par la Biennale : le Catalogue de la XIVe Biennale de Paris, préface de Paul Ardenne, et le catalogue de la XVe Biennale de Paris, textes de Stephen Wright, Brian Holmes, Suely Rolnik, François Deck, Alexander Koch, Lucie Taillefer, Jean-Claude Moineau, McKenzie Wark.
- Il faut entendre le mot « exposer » dans son sens le plus littéral : poser au dehors, c’est-à-dire, faire connaître, faire savoir, révéler, en sortant dans le monde réel.
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Photo : André Malraux par Gisèle Freund en 1927. Copyright : Agence Nina Beskow