(N°30) Par Eric MONSINJON et Odile LEFRANC –
Toute activité humaine a-t-elle le potentiel de devenir un art ? Si oui, sous quelles conditions et quelles en sont les étapes essentielles ? L’historien de l’art Eric Monsinjon tente de répondre à ces questions complexes en s’appuyant sur des exemples aussi divers que l’acrobatie, le cinéma, le jeu vidéo, le journalisme, la magie et les formules de politesse.
Odile Lefranc : En tant qu’historien de l’art, pourquoi t’intéresses-tu aux conditions d’apparition d’un art à notre époque ?
Eric Monsinjon : Je m’y intéresse parce que depuis une trentaine d’années, nous assistons à l’émergence de nouvelles disciplines artistiques et que c’est une révolution esthétique majeure. Je pense notamment au cirque, à la magie, ou encore au théâtre d’objets qui font aujourd’hui partie des arts du spectacle. Au départ, ces trois disciplines n’étaient pas des arts, elles le sont devenues progressivement.
OL : A titre d’exemple, peux-tu développer ton analyse sur le cirque ?
EM : Le cirque était, à l’origine, un divertissement spectaculaire constitué d’une succession de numéros. Prenons l’exemple de l’acrobatie, sa discipline reine. Celle-ci mettait l’accent sur deux principes, l’exhibition d’une virtuosité surhumaine et le défi de la mort. De ce fait, la part esthétique qu’elle renfermait n’avait jamais été déployée parce qu’elle était bloquée, paralysée, par la tradition de la prouesse. Johann le Guillerm, l’un des plus grands rénovateurs du cirque actuel, a dit à ce sujet que « tous les arts avaient évolué, tandis que le cirque était resté traditionnel ». C’est pour cela que le cirque va tenter de s’anoblir en se rapprochant du théâtre. Fini l’exhibition des animaux sauvages, fini les nez rouges des clowns, et surtout, fini la prouesse pour la prouesse.
OL : C’est donc en dépassant la prouesse que le cirque va réussir à se transformer en art ?
EM : Absolument, ce dépassement va libérer la recherche purement artistique. L’évolution est facilement perceptible quand on voit que l’on passe du numéro de cirque structuré par la gradation de la difficulté à des spectacles d’une heure, introduisant une dynamique fictionnelle. Si l’on regarde son histoire, l’acrobatie n’a jamais existé pour elle-même. A ses débuts, elle était une discipline sacrée et religieuse, puis, plus tard, elle a été agglomérée au cirque. Les acrobates actuels inventent un langage corporel au service d’une dramaturgie, à l’instar du théâtre et de la danse. On en décèle les premières traces dans les années 1970, avec le développement des cirques non-traditionnels organisés en compagnies. Mais la vraie mutation s’est produite durant les années 1990.
OL : Si l’acrobatie a une origine sacrée, est-ce le cas pour les autres arts ?
EM : Oui, bien sûr, toutes les disciplines nées dans l’Antiquité, en Europe ou ailleurs dans le monde, étaient inséparables du religieux. Il ne faut pas oublier que le théâtre grec célébrait le culte de Dionysos. Que la poésie était l’œuvre de l’inspiration divine du poète. Ou encore, que la peinture et la sculpture ornaient l’architecture sacrée du temple. La catégorie « art », au sens où nous l’entendons aujourd’hui, n’existait pas dans la conscience des Anciens. Le divin et l’utilitaire s’imposaient avant la beauté. L’idée était de connecter les êtres-humains à un au-delà métaphysique. La religion a existé avant l’art. Puis, le processus s’est retourné avec la sécularisation, et l’art a commencé à s’affranchir de la sphère religieuse. J’aime l’idée de Régis Debray qui résume bien la chose lorsqu’il dit que la religion est l’inconscient de l’art.
OL : De quelle manière l’art s’émancipe-t-il du religieux ?
EM : A la Renaissance, en Italie, un changement commence à s’opérer. L’humain se retrouve au centre des préoccupations des artistes, et le religieux perd progressivement son importance. Les artistes se tournent alors vers des explorations purement esthétiques, comme le travail des formes et du style ou la manière de traiter un sujet. Cette évolution conduira à la naissance des Beaux-Arts au XVIIIème siècle, c’est-à-dire à l’affirmation de la beauté comme valeur cardinale et à ce qu’on appelle aussi l’art pour l’art.
OL : Qu’en est-il des arts nés à l’époque moderne ?
EM : Ils n’ont évidemment pas d’origine théologique. Prenons l’exemple du cinéma qui est intéressant. Il est d’abord une invention purement technique des Frères Lumière que ces derniers, d’ailleurs, n’envisageaient pas comme un mode d’expression artistique. Pour preuve, Louis Lumière déclara un jour : « Le cinématographe est une invention sans avenir ». Pour gagner de l’argent, ils organisent des séances de projection dans les fêtes foraines. Par la suite, il évoluera vers une sorte de « théâtre filmé » avec Georges Méliès. Si le cinéma emprunte au théâtre, le jeu de l’acteur, les dialogues, le mime, le décor, c’est pour s’anoblir et se rapprocher d’un art plus évolué que lui. Mais quand le cinéma invente le montage, une nouvelle étape est franchie.
OL : Tu veux dire qu’avec le montage qui est l’invention de Griffith, le cinéma devient vraiment un art en se dotant d’un mode d’expression propre ?
EM : Oui, c’est tout à fait ça. Le montage offre au cinéma le moyen d’élaborer son propre langage formel et lui permet de s’émanciper de l’influence du théâtre. L’invention de nouveaux plans tels que le gros plan et le plan américain enrichit considérablement sa grammaire. Le montage permet aussi de construire des scénarios plus sophistiqués. En dix ans, on passe de l’anecdote de L’Arroseur arrosé des Frères Lumière qui dure quelques secondes, à Intolérance, la grande fresque historique de Griffith qui dure près de trois heures. Plus tard, on assiste à ce que l’on appelle la naissance des genres : le film noir, d’amour, d’aventure ou d’horreur. Avec toutes ces innovations, le cinéma est célébré comme le septième art à l’aube du XXème siècle alors qu’il est encore en enfance.
OL : Aujourd’hui, on a tendance à considérer de nombreuses disciplines comme des arts, comme la gastronomie, la mode, le jeu vidéo, et bien d’autres encore. Qu’en penses-tu ?
EM : Nous assistons à ce que j’appelle une esthétisation généralisée des activités humaines. Souvent l’appellation « art » n’est pas toujours justifiée, même si les médias et l’opinion peuvent avoir tendance à l’employer. Mais, ce n’est pas parce qu’on affirme qu’une activité est de l’art qu’elle le devient de facto, comme par magie. Je pense qu’il est important de distinguer, d’un côté, la tendance générale qui consiste à esthétiser une discipline de l’extérieur, et, de l’autre, la tendance qui opère une véritable transformation intérieure de la discipline. Ce n’est pas la même chose. C’est le second cas qui m’intéresse le plus et que je tente de penser.
OL : Je vois cependant une objection à ce que tu dis si l’on pense au ready-made de Marcel Duchamp. Ne penses-tu pas qu’en décidant qu’un objet banal puisse devenir une œuvre d’art, il induit, par extension, que toute activité a le potentiel de devenir un art ?
EM : Oui, je vois ce que tu veux dire. Mais dans le cas de Duchamp, c’est le principe du ready-made qui lui permet de s’approprier n’importe quoi pour le convertir immédiatement en art. Pour moi, il s’agit là d’une transformation simple. Mon propos porte plutôt sur la transformation complexe, celle qui consiste à bouleverser intégralement une discipline pour qu’elle devienne un art autonome et profond. C’est très différent, car cela se fait sur un temps plus long. Ce qui implique des étapes successives, à commencer par une phase de codification formelle du nouvel art, et puis, une phase de remise en cause progressive de la première codification. Par exemple, la peinture classique s’est codifiée à partir de la notion de représentation, et l’art moderne s’est développé à partir de sa négation.
OL : Après tout ce que l’on vient de dire, est-il encore possible de créer un nouvel art aujourd’hui ?
EM : J’ose penser que c’est encore possible. Les candidats à la transformation sont nombreux. Nous avons le jeu vidéo qui hésite encore entre le sport et l’art, la gastronomie qui a un statut ambigu, la mode qui a encore des efforts à faire. Le cas de la magie contemporaine est passionnant, surtout lorsqu’elle dépasse le simple numéro pour inventer une dramaturgie plus recherchée. Je pense au magnifique travail de Raphaël Navarro. Je voudrais également citer Isidore Isou, le fondateur du lettrisme, qui a identifié plusieurs disciplines possiblement transformables en art dans son livre majeur La Créatique. Il évoquait l’athlétisme, le journalisme, et, de manière plus inattendue, les formules de politesse. Si ces propositions peuvent paraître fantasques aujourd’hui, je tiens à rappeler que son honneur a été d’être le premier à reconnaître tout le potentiel de l’acrobatie, et cela dès les années 1950. Dans La Créatique, il y a cette phrase prémonitoire : « L’acrobatique peut devenir, également, un domaine esthétique, si on en retire le péril, l’émotion du danger, pour développer simplement la beauté des gestes ». C’est très puissant ! Finalement, il faut être capable de déceler la part esthétique que contient une activité pour la déployer à pleine puissance, et peut-être, assisterons-nous alors au miracle de la création.
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Eric Monsinjon est historien de l’art, spécialiste des avant-gardes, ex-contributeur à La Diagonale de l’art/Libération, professeur d’histoire des arts à la Comédie-Française et à l’ENDA.
Odile Lefranc est auteure, journaliste pour la Revue Noto, L’Eléphant et CineChronicle.
Cet article a été repris depuis le Blog Anti-Esthétique de Mediapart publié le 29 décembre 2020 en même temps que le lancement du blog. Adresse d’origine : https://blogs.mediapart.fr/eric-monsinjon/blog/291220/comment-transformer-une-activite-humaine-en-art
Image en-tête : Clément Debailleul et Raphaël Navarro, Cie 14:20 © Christophe Raynaud de Lage