(53) Par Éric MONSINJON et Odile LEFRANC –

Existe-t-il une méthode pour inventer un art ? Ce dialogue, entre l’autrice Odile Lefranc et Eric Monsinjon, se veut une réponse à cette question difficile en donnant l’exemple inattendu de la création d’une corrida contemporaine, sans mise à mort, intégralement rénovée.

Odile Lefranc : « Comment créer un art ? », pourquoi poses-tu cette question aujourd’hui ?

Eric Monsinjon : Tout d’abord parce qu’il me semble que l’on pose plus souvent la question de savoir comment créer une œuvre d’art et que l’on se demande moins souvent comment inventer un art ? Ensuite, ce qui m’intéresse en tant qu’historien de l’art, c’est de déceler, d’isoler et de théoriser ce point-seuil à partir duquel une activité humaine, ou une discipline constituée, bascule du côté de l’art. Cela implique de se situer sur une autre échelle d’observation qui n’est plus celle de l’œuvre d’art, mais celle du cadre culturel et intellectuel qui fonde et active le système d’un art. Pour le dire simplement, c’est la réflexion sur la nature et le fondement d’un art qui me passionne. J’y vois là une nouvelle échelle de réflexion pour penser l’esthétique du XXIe siècle.

Macarena Garcia dans le film Blancanieves, 2012, © Arcadia Motion Pictures
Macarena Garcia dans le film Blancanieves, 2012, © Arcadia Motion Pictures

OL : As-tu des exemples de disciplines transformées en art ?

EM : Oui, plusieurs arts sont nés depuis une trentaine d’années, entre la fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle. J’éviterai les plus conventionnels, comme la bande-dessinée ou le roman graphique, le street art et la danse hip-hop, car ils étaient, selon moi, déjà des arts à part entière. Citons l’autre « Big Bang artistique », moins
connu, qui comporte les arts du cirque, c’est-à-dire l’acrobatie, le jonglage, le théâtre équestre et également d’autres arts comme la magie, le théâtre de marionnettes et d’objets. Précisons que ces disciplines des arts vivants pour l’essentiel étaient déjà parvenues à un certain stade d’évolution historique qui les situaient à la lisière du spectacle de divertissement et de l’art authentique.

OL : En quoi sont-elles devenues des arts ?

EM : Ces disciplines sont devenues des arts parce qu’elles ont su abandonner leur finalité strictement pratique. L’acrobatie actuelle ne se focalise plus seulement sur l’exhibition d’une agilité surhumaine, mais plutôt sur l’affirmation d’une nouvelle recherche formelle et narrative. Elle investit et explore d’autres sujets, emploie d’autres procédés techniques qui bouleversent sa boîte à outils. Idem pour la magie contemporaine qui détourne l’apparition et la disparition, ainsi que tout le lexique de l’illusion, pour les mettre au service d’une nouvelle forme dramaturgique qui « détourne le réel dans le réel », selon la jolie formule de Raphaël Navarro, l’un des fondateurs de la magie contemporaine. Les arts de la manipulation, comme la marionnette et le théâtre d’objet, ont réussi à conquérir une plus grande autonomie par rapport aux autres formes théâtrales plus respectées.

Joann Bourgeois dans sa création Fugue Trampoline, Philip Glass, 2022, Photo : Pascale Cholette
Joann Bourgeois dans sa création Fugue Trampoline, Philip Glass, 2022, Photo : Pascale Cholette

OL : Que signifie pour toi le mot « art » ?

EM : Partons d’abord d’une définition négative. L’art est une activité créatrice sans finalité pratique, c’est-à-dire dénuée de toute fonction utilitaire ou religieuse. L’art a sa propre finalité en lui-même. Il crée des œuvres qui sont uniquement préoccupées de recherches esthétiques et intellectuelles pouvant susciter par leur organisation intrinsèque un sentiment de beauté. Le sentiment de beauté est évidemment variable selon les cultures, les époques et les contextes d’apparition. Je pense à Victor Hugo qui insistait souvent sur l’inutilité de l’art en lui donnant paradoxalement une valeur suprême dans le monde : « L’art émeut. De là sa puissance civilisatrice. » Cette définition d’un art inutile est relativement classique, mais elle a le mérite de servir de
point de départ à la réflexion. A partir de là, on peut appréhender toutes les mutations s’éloignant de la définition de départ au fil du temps. Un minimum de définition est donc nécessaire si l’on veut mesurer des écarts et des évolutions, sinon tout reste confus et statique. Loin d’enfermer, la définition est ouverte aux variations et aux modulations. Elle est à refonder sans cesse.

OL : Pourrais-tu nous exposer plus en détail ta manière de penser les disciplines transformables en art ?

EM : Je suis aux aguets, je cherche en permanence. Je tente de détecter dans le monde contemporain les disciplines ou les activités humaines qui arrivent à une sorte de limite interne et qui se posent la question de leur identité et de leur développement futur pour le XXIe siècle. L’évolution qui conduit à la transformation en art passe, selon moi, par plusieurs étapes. La première étape consiste à détecter les éléments déjà « esthétisés » dans une discipline, tels que des mouvements corporels harmonieux, ou des données plastiques embryonnaires, un espace de composition en formation, ou encore l’esquisse d’une trame fictionnelle. La deuxième étape identifie comment la finalité utilitaire pèse sur le déploiement artistique de la discipline. Par exemple, la corrida traditionnelle reste enchaînée à l’incontournable mise à mort finale du taureau. La troisième étape consiste à minorer la finalité pratique de façon à accroître considérablement la partie artistique qui sommeille à l’intérieur de la discipline. La quatrième a pour objet de dégager une nouvelle forme d’expression artistique singulière. La cinquième se soucie d’inventer de nouveaux sujets et de bouleverser les supports et la base matérielle du domaine. Enfin, la sixième étape porte sur la création concrète d’œuvres explorant cette diversité sur les trois plans : Forme, Sujet, Matière.

Juliette Nioche dans Nos solitudes, 2010
Juliette Nioche dans Nos solitudes, 2010

OL : Ce que tu viens de nous décrire ressemble à une méthode de création pour fonder un nouvel art, n’est-ce pas ?

EM : Oui, c’est exactement cela. Et je précise que cette méthode de création est applicable à de nombreuses disciplines actuelles. C’est un programme théorique permettant de développer une multitude d’applications concrètes.

OL : C’est trop tentant de te demander de nous donner un exemple concret…

EM : Je vais te présenter un compte-rendu d’une recherche en cours que je mène. Et là, je ne vais pas seulement parler en tant qu’historien de l’art, qui relate les transformations passées, je vais te parler en tant que théoricien d’une nouvelle discipline artistique à savoir : la Corrida Etica.

OL : Qu’est-ce que la Corrida Etica ? Peux-tu l’expliquer en quelques mots ?

EM : C’est une nouvelle forme de corrida inventée et fondée par José Manrubia qui consiste à révolutionner la tauromachie. Son idée : ne plus tuer le taureau pour des raisons éthiques et faire de cette manifestation un art autonome.

OL : Comment en es-tu arrivé à participer à ce projet ?

EM : En 2022, j’ai eu la chance de rencontrer José Manrubia à l’ENDA (École nationale d’art de Paris). Il m’a exposé son projet – qu’il a formulé au sein de cette école révolutionnaire – qui détonne dans le monde de la tauromachie. Celui-ci m’a immédiatement intéressé d’autant que José Manrubia est lui-même un toréro qui a décidé de cesser sa pratique.

OL : En quoi consiste ton intervention ?

EM : J’ai proposé un programme de transformation de la corrida en art qui passe par l’abolition de la mise à mort du taureau au profit de la création d’un art chorégraphique mettant en scène la danse d’un animal sauvage et d’un être humain au travers d’une mise en scène dramaturgique et narrative. La corrida contemporaine devient dès lors un art vivant autonome.

Chevaux dans le spectacle Ex Anima, Théâtre Zingaro, création Zingaro, Photo : Marion Tubiana
Chevaux dans le spectacle Ex Anima, Théâtre Zingaro, création Zingaro, Photo : Marion Tubiana

OL : J’ai deux objections à te faire. La première : en quoi cette nouvelle corrida diffère-t-elle du théâtre équestre de Zingaro ?

EM : Chez Zingaro, la dramaturgie est rendue possible par la perpétuation du dressage des chevaux au service d’un principe narratif. En cela, le théâtre équestre est bien entendu un art à part entière. La corrida s’en différencie par le fait que le taureau ne peut absolument pas être dressé comme un cheval, ou même un lion. C’est impossible. Il reste donc une force brute qui charge et qu’il devient dès lors possible de travailler artistiquement. C’est une autre aventure.

OL : La deuxième objection est que la corrida est déjà considérée comme un art par beaucoup de personnes, que réponds-tu à cela ?

EM : C’est effectivement ce que l’on entend. Mais je n’en suis pas du tout convaincu. Elle est souvent baptisée « art », sans que personne ne sache vraiment en donner une définition claire et précise. De plus, ce sujet est polémique. Pour faire simple, les aficionados la qualifient d’art et ses détracteurs lui refusent ce statut. D’un côté, il s’agit d’anoblir la pratique, de l’autre, il s’agit de rappeler que sa cruauté n’a rien d’artistique. Au-delà de ces différences, nous pensons que la question éthique permet d’engager la question esthétique. Dans cette perspective, la mort rend impossible sa transformation en art.

OL : Que faut-il pour que la corrida devienne un art au sens où tu l’entends ?

EM : Aujourd’hui, cette discipline n’est pas clairement identifiée. S’agit-il d’un sport, d’un divertissement spectaculaire, ou encore, d’un rituel sacrificiel ? Pour ma part, je pense qu’elle n’est rien de tout cela, et surtout pas un rituel, comme on le dit souvent. Disons plutôt qu’elle est un combat à mort qui se donne à voir comme un rituel sacrificiel. C’est différent. José Manrubia considère qu’il faut supprimer les blessures et la mort de l’animal. Sa Corrida Etica doit se délester des codes traditionnels en abandonnant sa finalité fatale pour conquérir une nouvelle finalité artistique. Il s’agit bien d’inventer une nouvelle expression formelle, avec des nouvelles logiques
narratives et, aussi, de faire évoluer la boîte à outils, en modifiant les costumes, les affaires et, pourquoi pas, l’espace de l’arène. Tout doit être repensé et réinventé. C’est seulement sous ces conditions qu’elle pourra devenir un art autonome. Jusqu’à présent, les éléments esthétiques déjà présents en elle ont été étouffés et paralysés par sa finalité. Il faut que la corrida dépasse la mise à mort du taureau pour libérer enfin tout son potentiel artistique.

Corida Etica
Corrida Etica

OL : Ce projet va-t-il voir le jour ?

EM : José Manrubia y travaille activement. D’ailleurs, nous avons rédigé un manifeste à quatre mains, qui devrait être prochainement publié. La création des premiers spectacles de Corrida Etica devraient bientôt voir le jour. Évidemment, la tâche est difficile car les aficionados s’opposent à ce type de projet qui, selon eux, dénaturent l’esprit même de la corrida. Quant à ses opposants, ils veulent l’interdiction de la corrida, et il n’est pas certain que l’abolition de la mort du taureau rende le spectacle plus tolérable. Le bien-être de l’animal est primordial. J’ai bien conscience que c’est un sujet très sensible. Mais le défi est passionnant.

OL : En conclusion, si je comprends bien ton programme, une discipline peut devenir un art à condition qu’elle comporte déjà en elle une part esthétique suffisante à sa transformation en art.

EM : Oui, on peut le dire de cette façon. L’idée, c’est qu’une discipline qui contient déjà des données esthétisées et qui n’ont pas réussi, au cours de leur histoire, à prendre le pouvoir puissent enfin le faire. Ces forces en germe peuvent soulever des montagnes. Il faut juste les cultiver suffisamment pour que le bourgeon devienne un arbre. C’est dans ces espaces en germination que sommeillent, à l’abri des regards, les arts de l’avenir.


Odile Lefranc est romancière et a récemment publié Le Lac au miroir aux éditions Viviane Hamy. Elle est également l’autrice de Approcher Vénus, un recueil de poèmes avec des dessins d’Isabelle Pistono. 

Eric Monsinjon est historien de l’art et philosophe. Il est spécialiste des avant-gardes artistiques du XXe siècle et de l’art contemporain radical. Professeur d’histoire de l’art, il enseigne notamment à la Comédie-Française et dans différentes écoles d’arts en France dont à l’École nationale d’art de Paris (ENDA).

Photo en-tête : Johann Le Guillerm dans son spectacle Secret(temps2). Conception, mise en piste et interprétation Johann Le Guillerm, 2017.  © Photographie David Dubost

Cet article est une republication de l’article paru sur le blog Médiapart, L’Anti-Esthétique d’Éric Monsinjon, à l’adresse suivante : https://blogs.mediapart.fr/eric-monsinjon/blog/301223/comment-creer-un-art

One Reply to “Comment créer un art ?”

  1. Excellent article .
    Bonne idée, la corrida ré-inventée sans mise à mort. Espèrons que ce projet verra le jour et que ce modèle deviendra une règle.
    De plus, les gestes du toréro sont, pour moi, comme de la danse., et les chassés-croisés des 2 antagonistes de la corrida comme
    une chorégraphie improvisée. Sans mort, la corrida peut toucher l’âme et les étoiles, elle s’inscrit dans l’art.

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