(N°10) Par Nathalie HEINICH –
L’autre jour, des élèves de Terminale m’ont contactée par mail (« Bonjour, ») pour me demander de les aider à préparer un exposé. Il s’agissait de définir « ce qu’est un artiste » (rien de moins !). Je me préparais, pour les inciter à prendre de bonnes habitudes, à les renvoyer aux lectures de rigueur (par exemple mon petit Être artiste. Les transformations du statut des peintres et des sculpteurs), lorsqu’un doute me prit : « Mais à quels types d’artistes pensez-vous ?», leur demandai-je. La réponse fut immédiate : « Bonjour, les acteurs, les chanteurs, les danseurs ».
J’aurais dû y penser tout de suite : avec la télévision, et notamment le succès de l’émission « Star Academy » (familièrement abrégée en « Star’Ac »), le sens du mot « artiste » s’est déplacé des créateurs (peintres et sculpteurs, écrivains, compositeurs) aux interprètes du spectacle vivant. Voilà qui inverse à la fois l’ordre chronologique et l’ordre hiérarchique. En effet, le mot « artiste » s’est introduit dans la langue française dans le courant du XVIII ème siècle pour désigner les producteurs d’images (les anciens « imagiers » du Moyen Âge), et a commencé à s’étendre au début du XIX ème aux musiciens, aux acteurs et aux danseurs, puis à toutes sortes d’activités liées, de près ou de loin, à la création, au premier rang desquelles l’écriture ou la mise en scène – avec parfois quelques débordements éphémères du côté des coiffeurs, des jardiniers ou des chefs cuisiniers (1). En outre, l’acception associée à la création semble plus répandue dans les milieux cultivés, où un « artiste » est compris d’emblée comme un praticien des arts de l’image (Picasso) ou un auteur littéraire (Proust), alors que dans les milieux populaires il est plus spontanément associé à un chanteur (Maurice Chevallier) ou un acteur (Jean Gabin) : ce qui signifie que les créateurs occupent une place tendanciellement plus élevée dans la hiérarchie des valeurs cultivées.
La prééminence des créateurs en tant que modèles de « l’artiste », évidente au XIX ème siècle, semble avoir cédé le pas au XX ème, au profit des interprètes. À cela, il y a une explication très simple : les moyens techniques de production, de reproduction et de diffusion des images ont opéré, dès l’invention de la photographie, puis du cinéma et de la télévision, un glissement massif de la « célébrité » à la « visibilité », c’est-à-dire à la capacité de se voir identifié à la fois par son nom et par son visage, et non plus par son nom et par le rappel de ses titres de noblesse ou le récit de ses actions héroïques ou de ses œuvres. L’une des principales caractéristiques du monde moderne – mais si familière et évidente qu’elle a été, paradoxalement, très peu analysée – est l’extraordinaire inégalité qui s’est créée entre le petit nombre de ceux que des inconnus reconnaissent, et le très grand nombre de ceux qui peuvent reconnaître les visages de personnes qui ne savent absolument rien d’eux. Cette dissymétrie crée un véritable capital – un capital de visibilité –, pourvoyeur d’immenses privilèges et de gratifications tant financières qu’honorifiques, producteur d’intérêts de tous ordres, accumulable et transmissible à ses proches. Et comme tout capital qui se respecte, il est au principe d’une nouvelle catégorie sociale – celle qu’on nomme, depuis moins d’une génération, les « people » – qui tend à supplanter les élites traditionnelles au sommet de la hiérarchie sociale.
Cette catégorie est apparemment hétérogène, puisqu’elle va des souverains et membres des familles royales (qui tirent leur visibilité non de leurs mérites personnels mais de leur titre ou de leur appartenance à une lignée) aux criminels héros de faits divers, en passant par les hommes politiques et les champions sportifs, les animateurs de télévision et les nouvelles stars de la télé-réalité. Mais ceux qui trônent au centre de cette catégorie des « célébrités » médiatiques, ce sont bien les « artistes ». Et par « artistes » il ne faut pas entendre les créateurs (qui cultivent une certaine distance à l’égard de la médiatisation de leur visage, car dans le monde savant c’est l’œuvre qui est considérée comme importante et non la personne de l’artiste) mais les interprètes : acteurs de cinéma et chanteurs – notamment de rock – qui ont acquis au XX ème siècle un statut hors du commun, dont témoignent ces néologismes devenus si familiers – « star », « glamour », « vedette », « monstre sacré »…
Le sens du mot artiste s’est déplacé des créateurs aux interprètes du spectacle vivant.
Leurs visages se multiplient à l’infini sur les couvertures de magazines et aux devantures des kiosques, construisant une culture commune dans laquelle baigne tout un chacun, qu’il le veuille ou non, et même s’il ne se compte pas au nombre des « fans » – autre néologisme qui en dit long sur le bouleversement socio-psychologique induit par cette innovation majeure de la modernité.
Mais le bouleversement ne se limite pas à ces plans sociologique (une nouvelle hiérarchie, de nouveaux métiers, de nouvelles pratiques professionnelles) et psychologique (de nouvelles façons d’aimer à distance, d’admirer à plusieurs, de se lier, de s’émouvoir) : il opère aussi sur le plan moral, en dissociant la grandeur d’une personne de ses mérites intrinsèques. Certes, il faut savoir chanter pour devenir une idole de la chanson, et jouer pour devenir un grand acteur. Mais ces qualités ne suffisent pas, et sont même parfois secondaires face à ces ressources liées à la visibilité que sont la beauté, le charisme, la présence. Et lorsqu’on descend dans la hiérarchie des célébrités, vers celles qui ne doivent leur visibilité qu’à leur exposition médiatique – c’est le cas des gens ordinaires invités à participer à une émission télévisée – alors la déconnexion entre grandeur et mérite est à son maximum, entraînant des réactions de rejet, de mépris, voire de dénonciation morale ou politique.
C’est ce problème moral que tentent de résoudre des émissions telles que « Star Academy », en substituant aux Loft Story et autres innombrables émissions de télé-réalité un dispositif laissant sa place au talent, à l’effort, au mérite artistique. D’où, sans doute, son succès; et d’où, finalement, cette association spontanée, chez mes jeunes interlocuteurs désireux d’en savoir plus sur ce qu’est un « artiste », entre ce mot et les apprentis danseurs, chanteurs et acteurs dont ils peuvent suivre en direct les prouesses – petites ou grandes – sur l’écran de leur télévision.
Le monde de l’art, décidément, n’est plus tout à fait ce qu’il a été… (2)
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Notes
(1) Pour tout ceci, cf. N. Heinich, Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique, Minuit, 1993 ; L’Elite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Gallimard, 2005 ; avec Roberta Shapiro, De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art, Editions de l’EHESS, 2012.
(2) Pour en savoir plus : N. Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Gallimard, 2012.
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Article publié pour la première fois dans le Journal de Paris, premier titre de presse quotidienne publié en France en 1777. A l’occasion de la réouverture du Palais de Tokyo en avril 2012, le Journal de Paris renaît après deux siècles de silence, en publiant un numéro événement consacré à la Biennale de Paris, une biennale sans exposition qui doit être lue et non pas vue. Ce projet éditorial a été réalisé en partenariat avec NBE éditions –
David d’Equainville et diffusé le 17 avril 2012 par les MLP dans les kiosques de Paris et ses environs à 20.000 exemplaires.
Sur la couverture du numéro 10 de la Revue de Paris : Nathalie Heinich par Olivier Roller en 2018
Photo en-tête : Daphné Gurita
Une fois de plus, NH s’autorise d’entrée de jeu à ne faire entrer dans sa catégorie « artistes créateurs » évidemment très personnelle que les « peintres et sculpteurs, écrivains et compositeurs »… Une fois de plus, les artistes qui créent sans peindre ni sculpter, sans écrire ni composer, sont par elle mis hors jeu, hors catégorie, hors classe, hors normes, au ban de sa société des artistes… Tant mieux pour eux ! Ça leur évite au moins d’être réduits comme Picasso à n’être rien d’autre, rien de plus, rien sinon de simples « praticiens des arts de l’image »…