(51) Par Guillaume ROBIN –
Que se cache-t-il derrière ce titre un brin accrocheur ? Sommes-nous encore confrontés à la vision excentrique d’un critique perdu dans ses illusions d’une histoire à sens unique ou, au contraire, se retrouve-t-on devant une réalité dont l’existence même risquerait de perturber nos acquis bien vissés sur place ?
A cette question soulevée penchons pour la seconde option : une réalité que nous n’avons pas encore su percevoir tant notre aveuglement peut venir briser une démonstration exemplaire. Pour soutenir une telle affirmation qui, pour certains, pourrait paraître provocante, sinon dérangeante, il est nécessaire de connaître l’histoire de l’art et, plus précisément, les dernières avancées des avant-gardes du siècle dernier. Sans ce bagage, difficile de se faire un point de vue honnête et fiable.
L’art imaginaire créé par le fondateur du lettrisme, Isidore Isou, est très certainement une des révolutions artistiques les plus importantes du XXe siècle. Gardez cela à l’esprit : cet art préfigure le visage de l’art contemporain actuel. Cela étant dit, comme toute certitude mérite une argumentation nous allons prouver, en partant d’une logique implacable et à partir de cas concrets, que cette idée, cette esthétique, est de loin une des notions les plus capitales de l’art survenues après-guerre. Chacun pourra juger — En laissant de côté la mauvaise foi et en fonction de ses connaissances — la pertinence de notre propos.
L’Introduction à l’esthétique imaginaire, manifeste fulgurant
Isidore Isou, le promoteur du mouvement lettriste, une des dernières avant-gardes historiques reconnues, rédige en 1956 un texte intitulé Introduction à l’esthétique imaginaire, soit près de 13 ans avant la proclamation de l’art conceptuel lors de l’évènement pionnier de la manifestation de Berne « Quand les attitudes deviennent formes », organisée par le commissaire Harald Szeemann [1]. Isou, qui ne doutait décidément de rien, nous proposait un art — ou mieux des « branches de l’art » — qui devaient évoluer vers des virtualités infinies, sans l’aide d’une quelconque matérialité. Selon lui, « Tout auteur est trop minuscule du point de vue biologique et trop fragmentaire par rapport aux possibilités actuelles et futures de la culture pour que son œuvre soit autre chose qu’un résidu : tout auteur honnête avoue, d’ailleurs, que son produit n’est qu’une étape acceptée par résignation, entre son imagination et ses moyens » [2]. Il annonçait que « le calcul de l’infini lettriste nous permet de reculer sans cesse les limites acquises du phonème et de nous placer résolument sur le plan virtuel » [3]. Ces propos qui suivent un développement plus précis font mouche. Le lettrisme que l’on avait tendance à vouloir limiter à ses révélations antérieures, en rupture avec le surréalisme, entre désormais dans une nouvelle ère. L’artiste, dans ce cas précis, n’a plus besoin de révéler son art par un geste, une attitude ou par le biais d’un mobile extérieur. Ici, l’idée prévaut. L’émergence de son art permettra de transformer notre perception basée sur la beauté de la représentation. Comme il l’énonce : « on ne saura plus tenu par les obligations concrètes des éléments effectifs de chaque art » [4]. En utilisant comme point de départ l’idée de Leibniz au travers de laquelle toute chose intègre des petits éléments dont les variations concourent à l’unité, Isou perpétue l’idée d’une dématérialisation qu’il nomme imaginaire ou infinitésimal. L’infini réside en toute chose, traverse l’homme et ses actions. Ainsi, les possibilités innombrables de nos pensées, de nos visions, dépassent de loin les créations réalisées à l’aide de moyens formels. Même si, pour l’expliquer, Isou se voit contraint d’illustrer sa théorie par des œuvres, le manifeste se veut plus puissant que les simples réalisations. Ce concept va dès lors bouleverser le monde de l’art et anticiper celui de demain. Si vous êtes en quête de pionniers, de novateurs, ne manquez pas de vous pencher un peu plus sur l’art et les écrits d’Isidore Isou, premier penseur à avoir mis l’accent sur le concept pur, préfigurant ainsi la célèbre formule de Joseph Kosuth : « Art as idea as idea ». L’art imaginaire, dit aussi « infinitésimal », va faire entrer les idées pures dans le panthéon de l’art. Si Marcel Duchamp avait bien illustré l’idée par le biais de l’absurde, Isou, quant à lui, va promulguer les pensées en continu sans moyen extra formel. Avec cela, plus rien ne sera pareil. L’horizon se dégage, n’a plus de limite. L’art va se doter d’un « univers imaginaire dont l’étendue est infiniment plus grande que celle du territoire ordinaire » [5].
L’art infinitésimal ou esthapéïriste (de esth : esthétique ; et apéros : innombrable ou infini) jette les bases d’un nouveau tournant dans le domaine artistique. Cet art, selon son créateur, se compose d’infimes particules imaginaires obtenues par le biais d’élaborations mentales propres à chaque individu. Les potentialités sont immenses car ici, l’esprit se mue en un objet esthétique. Nous sommes face à un process au cours duquel l’art se retrouve dépouillé de ses apparats historiques. Ces constructions mentales, cette immatérialité inédite va trouver une résonance certaine chez les conceptuels américains. Pour Mirella Bandini, spécialiste du mouvement : « Parvenu avec l’art infinitésimal, à la dématérialisation de l’œuvre d’art, Isou s’insère de plein droit dans ce processus historique qui, au-delà de Duchamp, — que les lettristes considèrent comme le pilier de l’histoire de l’art contemporain —, aboutit aux déclinaisons linguistiques que les artistes conceptuels reprendront à leur tour. » [6]
La théorie est puissante et les possibilités créatives sont décuplées grâce aux virtualités propres à chacun. L’exploration mentale redistribue les cartes de l’art. La « cosa mentale » va prendre le pas sur un achèvement de surface. Si Isou pressent que son idée est révolutionnaire, il a néanmoins, comme on l’a dit, besoin de propager ses intentions. Par crainte que personne ne lui reconnaisse cette innovation, celui-ci va utiliser le support. Non pas pour créer mais pour illustrer sa théorie. Les œuvres dites « supertemporelles » proposées à la Galerie de l’Atome en juin 1960 vont ainsi prouver et valider son manifeste. Les œuvres présentées seront constituées de supports vierges mis à la disposition des visiteurs. L’imagination de toutes et de tous va activer une œuvre multiple qui pourra se développer dans une temporalité infinie. Les spectateurs seront dès lors amener à corriger, détruire, repenser ou reconstruire l’œuvre, et ceci, sur plusieurs générations.
Les prémisses de l’art imaginaire dans les années 50
Déjà, les films d’avant-garde lettristes ouvert à l’imagination (comme Le Film-débat d’Isou [7]) en 1952) vont, dès leurs créations, créent une certaine agitation au tournant des années 50 et 60. Ce process imaginaire va imprégner la démarche personnelle d’un artiste reconnu de tous. En effet, Yves Klein, dont le premier texte fut publié dans la revue lettriste du Soulèvement de la jeunesse, venaient régulièrement assister aux réunions du groupe. Ces avancées lettristes vont avoir un impact direct sur les œuvres « immatérielles » de Klein. Nicolas Charlet, spécialiste de l’œuvre de Yves Klein, affirmera, à ce propos que « Klein n’avait pas connu Breton et encore moins Marinetti, sa connaissance de l’avant-garde passait par Isou. Avec Isou, Klein bénéficia d’un exemple accompli de créateur à vocation encyclopédique » [8]. En un sens, Isou donnait des instructions mentales, des modes d’emploi afin d’élaborer des œuvres qui sortaient du cadre traditionnel. D’ailleurs, lorsque Yves Klein repeint la galerie Iris Clert de blanc en 1958 et invite les personnes à contempler l’absence, celui-ci ne fait ni plus ni moins que réemployer la théorie de l’art infinitésimal isouien. Comme dans le cadre supertemporel, expliqué en amont, la définition de la beauté va se modifier en fonction du public présent. La qualité de l’œuvre va donc dépendre d’une l’intention arbitraire ou motivée et n’aura plus vocation à être jugée où critiquée. Le phénomène prend le pas sur la démonstration figurative, le concept se suffit désormais à lui-même.
A l’instar de l’art conceptuel, l’art imaginaire s’est servi dès le départ de la sémantique pour certifier son invention. Dans la continuité de leurs explorations des nouveaux formats linguistiques, les artistes lettristes vont associer leurs idées à des phrases incitatives afin de provoquer une certaine forme d’engagement. L’expérience va transformer la proposition. Le spectateur a donc son rôle à jouer car c’est lui et lui seul qui, en fixant ses critères, normalise ce qui doit exister ou non. C’est lui l’acteur, l’artiste total. Le projet s’amplifie et s’immortalise dans le temps et dans toutes les échelles du processus. Le résultat n’est pas statué, il est mouvant. L’ébauche en flux continu détermine en quelque sorte sa raison d’être. C’est un non finito permanent et éternel.
L’œuvre invisible ou cadre a-optique lettrisme illustrée sous forme de texte en 1961 et paru dans Lettrisme et l’hypergraphie dans la peinture et la sculpture contemporaines est un des dérivés de cet art si ingénieux. L’œuvre se substitue à la parole, à la conversation, par le simple débat qu’il peut susciter : « une certaine partie de l’art plastique étant détruite, elle doit être remplacée par les discussions des spectateurs sur une œuvre inexistante, imaginaire ou inimaginable souhaitée ou refusé. » Le chef-d’œuvre évolutif s’amalgame aux fonctions du langage : « les innovations linguistiques remplacent les manques des arts en question. » nous affirme Isou dans le Manifeste de la peinture et de la sculpture a-optique ou rhétorique.
L’art imaginaire lettriste va ouvrir les vannes d’une révolution artistique sans précédent qui va inonder l’art d’après-guerre. Cette quête autour des virtualités continuera à se propager significativement dans les diverses expérimentations de l’autre côté de l’Atlantique. Cette saine et nécessaire rupture va, en réalité, déterminer le monde de l’art de demain.
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[1] L’exposition avait mis en avant les œuvres d’artistes novateurs tels Joseph Beuys, Richard Serra et Eva Hesse qui mettaient alors l’accent sur les idées plutôt que sur les objets d’arts.
[2] Catalogue Figures de la négation, avant-gardes du dépassement de l’art de l’exposition Après la Fin de l’art (1945/2003). Organisée au Musée d’Art Moderne de Saint-Etienne, éd. Paris Musées, 2004, p. 164.
[3] Isidore Isou, Introduction à l’esthétique Imaginaire, Rééd. Cahiers de l’Externité, Paris, 1999, p. 11.
[4] Idem, p. 27.
[5] Idem, p. 13.
[6] Mirella Bandini, Pour une histoire du lettrisme, Jean Paul Rocher éditeur, Paris, 2033, p.32.
[7] Le film-débat, défini dans Esthétique du cinéma (1952) ou la réalisation du film est réduite au simple débat.
[8] Guillaume Robin, Lettrisme, le bouleversement des arts, éd. Hermann, coll. Savoir lettres, p. 58
Excellent article que j’enregistre immédiatement dans mes archives sur Isidore Isou.
Peut-être que Guillaume Robin aurait pu commencer par faire un rappel historique avec Léonard de Vinci qui déclarait que « la pittura è mentale » ou « cosa mentale ». C’est-à-dire que toute forme d’art prend d’abord naissance dans l’esprit de celui qui conçoit l’œuvre. Ce qui importe c’est ce qui se passe dans la pensée, avant l’exécution de l’œuvre elle-même. Transmettre la pensée à distance, être relié par elle au point que celle-ci rejoigne directement celui et celle à qui elle s’adresse
Isidore Isou fait évidemment un énorme pas en avant quand il laisse le/la spectateur(trice) concevoir l’œuvre mais il me semble que Guillaume Robin assimile l’art conceptuel (entendu dans son sens large, Léonard de Vinci) avec l’art conceptuel au sens strict tel qu’il a été présenté par Seth Siegelaub en 1968 et 1969.
La proclamation de l’art conceptuel (au sens strict) ne relève certainement pas de la manifestation « Quand les attitudes deviennent formes » et Guillaume Robin l’écrit clairement en note : « L’exposition avait mis en avant les œuvres d’artistes novateurs tels Joseph Beuys, Richard Serra et Eva Hesse qui mettaient alors l’accent sur les idées plutôt que sur les objets d’arts ». Ce ne sont certainement pas des artistes de l’art conceptuel (au sens strict) mais plutôt des artistes de l’art qui relève de la « cosa mentale » de Léonard de Vinci.
Guillaume Robin écrit également qu’Yves Klein « repeint la galerie Iris Clert de blanc en 1958 et invite les personnes à contempler l’absence ». Je ne pense pas qu’il s’agissait de cela puisque l’on a retrouvé dans ses archives des notes où il imaginait appeler son exposition « Exaspérations monochromes » c’est à dire une manifestation où nous étions invités à ressentir une sensibilité picturale immatérielle qui émanait de sa peinture qui était d’un blanc intense (à comparer avec ce que ses peintures monochromes bleues nous proposaient de ressentir au de là de ce qui est tangible, au de là de ce qui est matériel. Ce que présente Yves Klein avec ses monochromes est plutôt d’ordre spirituel (voire cosmique). Il ne s’agissait pas de constater une absence, bien au contraire. D’ailleurs le carton d’invitation de la galerie annonçait le but de l’exposition : « Iris Clert vous convie à honorer de toute votre présence affective, l’avènement lucide et positif d’un certain règne du sensible. Cette manifestation de synthèse perceptive sanctionne chez Yves Klein la quête picturale d’une émotion extatique et immédiatement communicable ».
Il ne faudrait pas oublier claude Rutault qui tient sa place dans l’art imaginaire mais interactif et partiellement contraint