(48) Enquête menée par Paul ARDENNE –

Deuxième partie –

Notes sur la beauté artificielle numérique et autres considérations métaboliques à propos de la machine-artiste

Image créée par Midjourney à partir de la description textuelle « Artificial Beauty » (février 2023).

L’objet de cette étude pratique et théorique est la fabrication numérique de la « belle » image telle que s’offre de la générer une IA, une « Intelligence Artificielle ». À savoir, un outil technique, une machine apte à simuler l’intelligence humaine.

Point de départ : on demande à une Intelligence Artificielle de façonner des images numériques « belles » ou plus que simplement « belles » : des images « magnifiques », « superbes », « absolues », « sublimes ». Au vu des résultats, l’occasion nous est fournie d’interroger en retour la capacité des machines à inventer – à « créer » ? – des images spécifiques et, par voie de conséquence, à remplacer à plus ou moins court terme les spécialistes de ce type de création visuelle, au premier chef les artistes.

En filigrane, on se propose d’interroger la notion de « Beauté » telle qu’une IA peut l’« exprimer », quelles formes cette IA donne à celle-ci, quelles références elle fait sienne, quels choix esthétiques elle met en avant, et pourquoi, à quelles fins.

Le protocole adopté pour cette recherche est aussi élémentaire que méthodique. À un logiciel numérique doté d’une IA, en l’occurrence Midjourney, est demandé de façonner des images inédites à partir de « descriptions ». Que comprendre par ce terme ? Une succession de mots est proposée à l’IA, des mots rédigés dans la fenêtre désignée « Prompt » de l’écran d’accueil de Midjourney. On clique ensuite sur la fonction « Imagine » du logiciel. Ce geste met l’IA au travail.

Différents thèmes à imager sont retenus : « Paysage », « Corps humain », « Animal »… Pour chacune des images demandées à Midjourney, le mot clé « Beauté » ou un terme afférent à la beauté est adjoint au terme qualifiant le thème choisi : « Beau paysage », « Beau corps humain », « Bel animal »… Les thèmes envisagés au fil de cette étude sont les suivants, dans cet ordre : « Paysage », « Corps humain », « Animal », « Végétal », « Architecture », « Sublime terrestre », « Sublime imaginaire », « Mix ». Le challenge, pour l’IA de Midjourney, consiste à fournir pour chaque demande spécifique une image d’une beauté maximale. Précisons que les propositions visuelles de Midjourney répertoriées et reproduites en ces pages le sont telles que l’IA les a conçues et livrées d’un premier jet. On s’est à dessein interdit toute intervention ultérieure, toute demande de retravail et de modifications.

Notre propos est la beauté absolue artificielle – celle, en l’occurrence, que conçoivent et que mettent dorénavant en figure, en recourant à un logiciel de création d’images, les machines dites « intelligentes ». Cette beauté absolue artificielle – inutile d’y insister – est relative. Elle est fonction d’abord des options de priorité qui résultent, en amont de la conception de l’image artificielle, de la programmation des algorithmes au travail. On le remarque notoirement au vu des images proposées par l’IA : celle-ci se conforme à un code spécifique et se contient à un certain type d’offre jamais excessif (l’effet de la « modération »). Elle s’interdit en particulier tout ce qui pourrait constituer un outrage (aux mœurs, au genre, à la race, ou encore de nature politique). Le propre, oui, mais le sale, non. Le respectable, oui, mais le dégradant, non. Le clair et le lumineux, oui, plutôt que le sombre et l’obscur. L’agréable, plutôt que le nauséeux, etc.

De chaque image obtenue puis reproduite en ces pages, on ne fera donc pas un modèle, une référence emblématique mais, tout au plus, une proposition esthétique. Celle-ci, dépendante des critères de la « Beauté » propre à notre époque, au champ culturel des programmateurs, à leur conception de la beauté et à l’idéologie qui la dirige (ici, plus transcendentaliste, wokiste et simpliste que réaliste), n’offre en conséquence guère plus qu’une information ponctuelle, et n’acquiert en rien une valeur universelle.

Mais il n’empêche. Nous voici, humains que nous sommes, à ce moment de notre évolution où, loin de devoir aller quérir les images qui sollicitent notre esprit directement chez les artistes du « visuel », au musée ou encore chez Yellow Corner et les vendeurs de posters, il nous suffira bientôt de demander à l’IA de les créer pour nous, à la demande. Pour le plus grand avantage, on le pressent, de notre santé métabolique, servie on ne peut mieux, gavée d’images résultant au plus près de nos dilections et de nos attentes personnelles.


Date de conception des images : printemps 2023.
Logiciel de création d’images : Midjourney.

« Midjourney est un laboratoire de recherches indépendant qui produit un programme d’intelligence artificielle sous le même nom et qui permet de créer des images à partir de descriptions textuelles, avec un fonctionnement similaire à DALL-E d’OpenAI » (Wikipedia, article Midjourney, 2023).

« Midjourney est une intelligence artificielle qui a récemment fait parler d’elle en permettant de générer des images à partir de texte » (« Qu’est-ce que Midjourney et comment l’utiliser ? », JustGeek, https://justgeek.fr, 2023).

Protocole de création des images présentées dans cet ouvrage : convertir en une image (plusieurs, en fait : quatre images sont chaque fois proposées par Midjourney) une description textuelle à plusieurs entrées centrée, dans une ligne de mots-clés, sur le terme « Beauté » ou les formules ou mots « Très belle » ou « Très beau », « Magnifique », « Somptueux », « Sublime »… L’image « belle » représente, sur demande, un paysage, un être vivant, un objet ou une proposition imaginaire.

Métabolique, adjectif. 1, biologie : De « Métabolisme », l’ensemble des transferts d’énergie ou de molécules qui ont lieu au sein de l’organisme vivant. 2, Qui se rapporte au changement, que ce soit en médecine, en musique ou tout autre domaine.


Couverture de The Economist, juin 2022, création Midjourney (« L’intelligence artificielle est la nouvelle frontière »).

Thématiques proposées au logiciel Midjourney :

1 – Paysage

2 – Corps humain

3 – Animal

4 – Végétal

5 – Architecture

6 – Sublime terrestre

7 – Sublime imaginaire

8 – Mix

1 – Paysage

Description textuelle : Very beautiful landscape (« Très beau paysage ») :

Description textuelle : Very beautiful marine landscape (« Très beau paysage marin ») :

Description textuelle : Very beautiful mountain landscape (« Très beau paysage montagneux ») :

Description textuelle : Very beautiful european landscape (« Très beau paysage européen ») :

Description textuelle : Very beautiful arabic landscape (« Très beau paysage arabe ») : 

Description textuelle : Very beautiful african landscape (« Très beau paysage africain ») :

Description textuelle : Very beautiful american landscape (« Très beau paysage américain ») :

Description textuelle : Very beautiful asian landscape (« Très beau paysage asiatique ») :

Description textuelle : Very beautiful misty landscape (« Très beau paysage dans le brouillard ») :

Description textuelle : Amazing landscape in the style of Nicolas Poussin, John Constable, Paul Cézanne, Ansel Adams and Sebastião Salgado (« Superbe paysage dans le style de Nicolas Poussin, John Constable, Paul Cézanne, Ansel Adams et Sebastião Salgado ») :

Le paysage selon Midjourney : une « postérisation » du monde ?

Cette étude, non sans raison, s’ouvre sur le « paysage », comprendre, si l’on suit le dictionnaire : la « Partie d’un pays que la nature présente à un observateur (Un beau paysage) » ou un « Tableau représentant la nature (Peintre de paysages) » (dictionnaire Le Robert).

La notion de « paysage » est corrélée à celle du point de vue. Raison pour laquelle elle intéresse grandement et pour ainsi dire infailliblement les créateurs d’images de tout poil, qu’ils soient illustrateurs, dessinateurs, peintres, photographes ou cinéastes. De l’IA de Midjourney, « auteur » nourri par consultation (sampling, « échantillonnage ») et ingestion (deep learning, « apprentissage profond ») de millions d’images de paysages préexistants qu’archivent les banques de données numériques, on peut présupposer qu’elle génère potentiellement un « point de vue » valant comme synthèse de la somme des points de vue humains sur ce qu’est, doit être ou pourrait être un « très beau », un « magnifique paysage ». Les images fournies ci-dessus indiquent que c’est le cas, sans capacité inventive. La « machine-artiste », pour l’occasion, se conforme en tout point à ce qu’est, pour le sens le plus commun, un paysage attractif pour l’œil et pour l’esprit, en l’occurrence un chromo. Le style adopté par l’IA, celui de la carte postale aux couleurs forcées, est l’indicateur d’un choix d’amont : ne pas bousculer les références optiques et le contrat tacite passé d’ordinaire entre le paysagiste qui fait l’image et le spectateur qui la contemple. Il s’agit bien d’abord d’offrir à l’œil du spectateur un produit esthétique lisible, descriptif, équilibré, séduisant et sérieux, sans la moindre fantaisie.

Le « point de vue » n’est jamais neutre. Son choix exprime un sentiment des choses, l’équivalent, auraient dit naguère les situationnistes, d’une « psychogéographie », d’une approche psychologique autant que géographique. Un individu heureux, dans son rapport au paysage, donnera sa préférence aux points de vue allégoriquement ou symboliquement « heureux » : plages avec mer sereine sous le soleil, hauts sommets enneigés à l’aplomb de cieux clairs, sous-bois propres et aérés nimbés de lumière (un cliché cinématographique exploité ad nauseam dans ses films, par exemple, par un Terence Mallick), animaux calmes dans un territoire calme lui aussi…

Le « beau » paysage, au registre de la représentation, condamne a priori certains choix. Non au cadrage non panoramique, non à la saleté, non aux ambiances violentes ou anxiogènes, non au surencombrement (pour les paysages urbains, notamment), non au mauvais temps, non au rendu d’impression d’un territoire perdu en tout point pour l’humanité. L’image d’un beau paysage de désert, territoire infertile donc a priori « perdu » s’il en est, certes, est concevable, elle peut même se voir hissée au rang de must de l’illustration : beauté des ergs sous la lumière blanche ou des parterres de pierrailles que fend un rift profond. Mais, précisons-le, sous condition que cette image du désert ne soit pas encombrée de paysans faméliques ou de dépouilles d’animaux crevés de faim ou de soif.

L’IA de Midjourney a visiblement en horreur anomalies ou pas de côté. Les « beaux paysages » qu’elle génère, qu’il s’agisse de paysage universel, européen, africain, dans le brouillard, culturel…, offrent à l’évidence tout ce qu’il faut pour être attractifs. L’IA n’ose rien de malvenu a priori, rien en tout cas qui pourrait se révéler sujet à caution. Elle nous montre une maison en bois dans un paysage américain mais refusera de nous montrer cette même maison dans un paysage africain (eut-elle montré au creux de ce dernier une maison, gageons que celle-ci aurait été « Adobe Style », une case de terre dans le plus pur style vernaculaire). L’IA, de même, ignore l’amnésie, elle n’oublie rien. Elle n’omettra pas, de la sorte, de placarder un bâtiment à toit à pagode dans un paysage asiatique, quoique ce type de bâtiment, appartenant largement au passé, ne soit plus représentatif aujourd’hui, tant s’en faut, de l’architecture asiatique, au style à présent et pour l’essentiel moderniste et néo-moderne. Mais son choix se « construit » ainsi. C’est celui du cliché pour cette éminente raison : le cliché, toujours, est productif. Il est un idiome, en termes de sens, plus productif que le spectacle de la réalité lui-même. La réalité ? Celle-ci est volontiers confuse, là où le cliché va à l’essentiel, s’y contient et ne le déborde jamais.

Les « beaux » paysages Midjourney, en fait, sont on ne peut plus quelconques, comme le sont les photographies clicheteuses en diable d’un Stephen Wilkes pour National Geographic : non un point de vue rigoureux et informé sur la réalité telle qu’elle apparaît mais un point de vue choisi, corseté, millimétré sur la réalité telle que travail de l’art et ruse esthétique peuvent la rendre admirable, désirable et partant, commercialisable. Une esthétique du poster, en somme. Le paysage Midjourney est une affiche à placarder dans le salon au-dessus de la commode Ikea. Le code de l’énonciation visuelle y étant ainsi posé, simplificateur, abonné au lieu commun le plus commun, l’anomalie visuelle n’est pas de mise et se verra mordicus tenue à distance. L’anomalie visuelle, au juste, n’est pas inenvisageable. Son irruption impliquerait la complexité, une image rendue plus compliquée, moins saisissable sans conscience et, par rebond, le risque de la confusion sémantique, de l’obscurcissement et de l’enfumage en termes de signification. Est-il admissible que le beau puisse être quelque chose de compliqué ? Pas pour l’IA Midjourney (en tout cas, pas encore à l’heure où l’on fait cette analyse).

L’IA de Midjourney est kantienne. Est beau et plus que beau, pour celle-ci, ce qui l’est pour le Kant de l’Analytique du Beau : tout ce qui se révèle à même de plaire universellement et sans concept. Un crépuscule sans orage est beau et il le sera invariablement pour tout le monde d’un bout à l’autre de l’univers. Est belle pour tous, tout pareil, une rivière paisible dont l’onde cristalline scintille sous les astres et la pleine Lune. Quiconque ne s’affilie pas à cette analytique universelle du goût sera d’office suspecté, sans autre forme de procès et comme l’exprime le sens commun, d’avoir « mauvais goût ».

De l’IA de Midjourney, pointons de la sorte qu’elle ignore le concept d’« horreur délicieuse » tel qu’Edmond Burke, philosophe anglais contemporain d’Emmanuel Kant, l’a (contre-)formulé. Ce qui est beau, ce peut être aussi ce qui nous sidère, ce qui nous écrase : un paysage puissant et impénétrable, comme l’exprima et en tira argument Burke lui-même, au sortir d’une promenade paysagère. Les « beaux paysages » signés Midjourney, à l’heure où l’on écrit ces lignes (au printemps 2023, mais nul doute que l’IA se corrigera et s’améliorera très vite, comme l’implique le principe du GANS, mode de conception par IA recourant aux Generative Adversarial Networks, aux « réseaux générateurs adversaires »), sont ce que l’on entend d’ordinaire par de « beaux paysages » : une somme de référents visuels qui tous concourent à produire la satisfaction émotionnelle de l’œil, sans le heurter jamais et en flattant notre intarissable besoin de bienfait, de plaisir et d’accumulation sensorielle.

2 – Corps humain

Description textuelle : Very beautiful human male body (Très beau corps masculin) :

Refus de créer l’image : « The phrase ‘’male body’’ is banned. Circumventing this filter to violate our rules may result in your access being revoked ».

Description textuelle : Very beautiful human female body (Très beau corps féminin) :

Refus de créer l’image : « The phrase female body is banned. Circumventing this filter to violate our rules may result in your access being revoked ».


Description textuelle : Very beautiful human body (Très beau corps humain) :

Description textuelle : Very beautiful transexual body (Très beau corps transexuel) :

Description textuelle : Very beautiful no gender human body  (« Très beau corps humain non-genré ») :

Le beau corps humain Midjourneysque : une parade réductionniste

Le corps humain est par excellence un sujet majeur de représentation. La raison en est simple : tout le monde, d’entre nous, en possède un (le sien), tout le monde est mis en présence du, des corps d’autrui, tout le monde enfin fait l’expérience continuelle de sa propre représentation : on ne vit pas sans se voir ni, le plus clair du temps, sans être vu ni sans voir que l’on est vu. Le corps, par chacun de nous, est vécu comme une présence inévitable. On n’en fait pas aisément l’économie (dans le sommeil, ou en se droguant, partiellement).

De notre corps, de nos corps, de la matière essentielle qu’ils incarnent, nous prenons en large part conscience par le truchement du regard. Vivre, donc vivre son propre corps, c’est se regarder, c’est regarder son corps, c’est aussi regarder le corps d’autrui et exister par le truchement de l’effet-miroir corporel, de manière spéculaire, interrelationnelle et connectée.

Les images du corps humain, innombrables, en croissance continue depuis le paléolithique, culminent aujourd’hui avec le rite selfique (le selfie, autoportrait diffusé de manière télématique) ainsi que via la banalisation de l’auto-affichage sur les réseaux sociaux numériques. Les images du corps humain contemporain, au registre thématique, sont plus que jamais diverses : anatomiques, documentaires, mises en scène, médicales, serties dans la figure des avatars que nous propulsons au creux pixellisé des jeux vidéo ou des métavers. Ces multiples images du corps (qui sont celles d’un corps lui-même fantasmatiquement multiplié) dressent de l’espèce humaine un portrait diffracté. On oscille, d’une extrémité à l’autre du spectre, du sourire obligé du selfie affiché en gloire à l’exposition insolite de notre chair découpée en fines lamelles par l’IRM du centre de radiologie. Sur-individualisation d’un bord, organicité sans identité repérable de l’autre.

Il est peu de dire que le début du XXIe siècle, dans le monde occidental du moins, a amplement contribué à diffracter l’image de nos corps. L’impact sociétal des Postcolonial Studies et des Gender Studies, la poussée du néo-féminisme (#MeToo, 2015) et du Wokisme impulsent au grand jour le désir ou la concrétisation d’assignations corporelles jusqu’alors demeurées peu revendiquées : se proclamer (ou se sentir, intimement) non-binaire, faire valoir une identité racisée, Queer ou intersectionnelle, par exemple. Cette offre d’assignations spécifiques et foncièrement identitaires n’implique évidemment pas que tout le monde y souscrira. Et reste de surcroît, jusqu’à nouvel ordre, la préoccupation de minorités. Elle n’en pèse pas moins sur la représentation mentale du corps humain et par extension, sur la représentation culturelle et esthétique que l’on en forme. En émerge l’impression, pour le quidam, d’un corps « cerné » plus qu’émancipé, obsidional, sur le devenir duquel planent de multiples possibilités (de multiples menaces ?) de reconfiguration. Nous voici en présence d’un corps humain préoccupé de sa propre représentation, figure de soi à laquelle il ne trouve pas forcément ou pacifiquement de forme tangible ou définitive, sûre d’elle-même, prompte à être affirmée sans détour et franchement devant tous, devant l’humanité.

Produire l’image d’un « beau » ou d’un « très beau corps humain », ce cadre étant posé, tient de la gageure. De quel corps humain parle-t-on ? Comprendre, du corps de qui parle-t-on ? L’IA de Midjourney doit faire un choix et ce choix, on le voit aux images qu’elle propose, l’IA l’opère de manière particulièrement contestable. On note d’emblée, dès la livraison de l’image générique « Très beau corps humain » et au fil des autres représentations du beau corps humain « spécifié » (blanc, noir, transgenre, sans genre), des réticences, puis des contradictions.

« Très beau corps humain blanc » ou « Très beau corps humain noir » ? L’IA renâcle, s’interdisant de produire une image dont la description visuelle est ainsi libellée. Pour cette raison, que l’on peut supputer sans grand risque d’erreur : elle compte dans son dispositif algorithmique un interdit non négociable, celui du racisme. D’un humain « blanc » ou d’un humain « noir » se revendiquant tels, en conséquence, aucune image ne sera créée et livrée. Cet interdit que l’IA de Midjourney s’inflige, en revanche, est levé sitôt qu’on lui demande de nous fournir la représentation d’un « Très beau corps transgenre » ou d’un « Très beau corps non genré ». L’IA, dans ces deux cas, délivre ses représentations visuelles sans sourciller. Où déceler en filigrane la culture Woke des concepteurs humains de l’algorithmie de Midjourney. « Mettre en vue » (exposer) un corps blanc ou un corps noir est suspect dans la mesure où valoriser l’un ou l’autre (l’un contre l’autre ?) peut relever du racisme. Réponse de l’algorithme : interdit de représentation. Valoriser un beau corps transgenre ou non genré doit être compris, a contrario, comme l’envers du racisme. Ces corps là, le corps transgenre, le corps non genré, sont-ils et demeurent-ils minoritaires dans l’espace social ? Qu’à cela ne tienne, ils flamboient avec Midjourney, qui leur octroie sans sourciller une existence visuelle. Revanche du faible sur le fort, du minoritaire sur la majorité ? Si tel est le cas, l’IA de Midjourney est un dispositif incontestablement politique, mais qui en doute ? Tout schéma algorithmique, parce qu’il repose sur des sélections et des directions particulières à suivre quand d’autres sont à éviter, se corrèle in nucleo avec telle ou telle position ou priorité politiques.

Un mot encore sur cette question du « genre », qui n’est pas sans poser problème à l’IA de Midjourney. Le « Très beau corps humain », sans description visuelle de départ indiquant la préférence donnée à un genre ou à un autre, masculin plutôt que féminin ou l’inverse, se traduit par la livraison de l’image d’un corps masculin. Le féminin comme genre, dans ce cas précis (vaut-il pour la règle ou pour l’exception ?), se voit exclu de la sphère de la beauté. Éviction inadmissible, évidemment. Enfin, la domination « caucasienne ». Tous les corps proposés par l’IA montrent une hégémonie de l’apparence physique représentative du corps humain des blancs. Quelque chose, là encore, ne va pas et il importe que l’IA, si l’équité est un composant de son cahier des charges, se corrige dès que possible dans le sens d’une plus juste distribution (ici, devoir ajouter aux blancs les noirs, les bruns, les jaunes et les rouges pour cette raison indiscutable : tous existent). Ou alors, plus osé assurément, qu’elle s’impose le mélangisme intégral, cette hybridation maximale que les logiciels numériques de création d’avatars savent très bien visualiser déjà. Il s’agira cette fois, dans un esprit à la fois niveleur et fédérateur, de mixer la physionomie des blancs, des noirs, des bruns, des jaunes et des rouges sans distinction ni sans hiérarchie débitrices de la couleur de l’épiderme.

Figurer l’image du beau corps humain n’est en vérité aisé, ni pour un artiste, ni pour une IA. Répétons-le et revenons-y : de quel corps humain, en effet, parle-t-on ? Du corps anatomique ? Du corps générique ? Du corps idéal ? Du corps au travail ? Du corps embelli pour les besoins du portrait ? De la partie non visible du corps et qui fait le corps pourtant, celle qui se situe sous l’épiderme, dissimulée par lui ? Portraiturer le corps humain et le « beau » corps humain, cet acte implique de faire en amont des choix sous peine de ne parvenir à rien de convaincant.

L’IA Midjourney – on le devine dans les images produites à la rubrique « beau corps humain » – a fait ses choix, qui sont pour le moins radicaux (on n’ose dire, dans certains cas, essentialistes). Quels sont-ils ? Le cadrage serré de l’image, d’abord, un cadrage visuellement restrictif qui ne montre jamais le corps entier. Encore, le refus, en tendance, de choisir entre l’enveloppe (l’épiderme, l’apparence) et le dedans (les organes, l’invisible du corps), ces deux entités, par l’IA, pouvant se voir présentés concomitamment, comme pour clore tout débat sur la primauté de l’une ou de l’autre. Le résultat, c’est la livraison, par l’image, de figures anormalement ou partiellement hybrides dessinant des organismes humains ne cumulant, en totalité, ni le statut du corps plénier, ni le statut de l’écorché.

Autre choix que fait l’IA Midjourney : c’est fréquemment que le paraître de l’enveloppe se voit restreint au visage, au visage surtout, visage dont la peau n’est jamais représentée transparente, « écorchée ». Le « beau corps », pour le reste, est affaire de charpente osseuse bien distribuée et de musculature harmonieusement développée, sans masse graisseuse. Service minimum en termes de qualification et rien, au passage, de ce qui pourrait relever de la « beauté intérieure », celle qui ne se voit pas et se représente difficilement (comme s’y essaie le peintre Sébastien Bourdon, au XVIIe siècle, dans son portrait du bienfaiteur Saint Vincent de Paul, affublé d’un nez plutôt disgracieux, où le fin sourire humble du portraituré s’essaie à signifier sa grandeur d’âme et la « beauté » humaine qui lui assure de facto sa philia du genre humain, au service duquel ce grand philanthrope s’est mis de manière désintéressée).

Nulle place ici, on l’aura compris, pour les beautés corporelles alternatives – celle des nains, des gros, des maigres, des bossus, des infirmes, des mutilés, quel qu’en soit le genre, masculin, féminin, « transfluid » ou « no gender ». L’IA de Midjourney, lui propose-t-on d’embellir qui nous sommes, expurge tout hors-norme, sans complexe, sans culpabilité.

Sébastien Bourdon, Portrait de Saint Vincent de Paul, huile sur toile, 1649.

3, 4 – Animal, Végétal

Description textuelle : The most beautiful animal (« Le plus bel animal ») :

Description textuelle : The most beautiful plant (« Le plus beau végétal ») :

Quand l’IA se montre paresseuse

Le monde animal, depuis toujours, fascine l’humain – au moins autant que l’humain, au demeurant, se fascine lui-même. On en veut pour preuve, au paléolithique, sur les parois des grottes, les premières représentations de « formes vivantes » que l’on doit aux humains (plus de 40 000 ans pour les plus anciennes). L’animal, à travers sa figuration souvent virtuose, y domine par le nombre et, sans nul doute, par l’importance symbolique qui semble lui être conférée. Cochons sauvages, chevaux, aurochs, bouquetins, ours, rennes, bisons, félins, oiseaux, figures thérianthropes mi-animales mi-humaines, sur les surfaces pariétales de Leang Tedongnge, des grottes Chauvet, de Lascaux ou Cosquer, ou à Altamira encore, se signalent par une présence esthétique essentielle, première, puissamment animiste. Celle-ci fait de l’animal, pour l’humanité, un compagnon majeur et signifiant, tout à la fois un totem, un fétiche et une idole.

Le sens d’être humain n’est pas seulement l’affaire de l’humanité. L’homme – l’homme « premier », primitif, en tout cas – fusionne l’animalité à son destin. Comme le rappelle le spécialiste Georges Chapoutier, « Dans la plupart des religions polythéistes, il n’y a pas de limite franche entre les animaux, les hommes et les dieux, qui souvent prennent des formes animales. Dans beaucoup de ces religions, la métempsycose amène à croire que l’âme humaine peut, après la mort, se réincarner dans un corps animal. Pour toutes ces raisons, selon cette conception, l’animal est ainsi le miroir de l’homme, son complément existentiel nécessaire » (À la vie, à la mort : les liens entre l’homme et l’animal, 2014).

La culture humaine, le temps passant, n’a jamais cessé de vouer une sincère et profonde dévotion aux animaux, qu’ils soient grands ou petits. L’éléphant, la fourmi, diversement, sont des « amis » de l’humanité tout comme le sont à peu de choix près toutes les espèces intermédiaires, plus petites ou plus importantes en taille. Grands mammifères ou insectes, de façon unanime, aspirent l’intérêt humain : des milliers d’heures d’émissions de télévision leur sont consacrés, plus des dizaines de films de cinéma, le genre animalier constituant, dans l’univers médiatique, un genre à part entière et très apprécié. Cet intérêt humain majeur pour l’animal a sa contrepartie contestable, la création de zoos, de volières, de vivariums ou de parcs naturels fermés, autant d’espaces d’emprisonnement du monde animal par l’humain. L’existence de telles structures d’assujettissement n’est pas sans mettre à jour une volonté de domination, l’humain se présente dans ce cas comme la première espèce naturelle par ordre d’importance. Elle exprime aussi une impuissance paradoxale : vivre, humain, sans l’animal, voilà qui paraît impossible, tout bonnement. Elle avoue peut-être, enfin, un chagrin – pourquoi endurer d’être cet humain qui, la civilisation venant, s’est culturellement séparé du règne animal, dont pourtant il fait, nous faisons partie ?

La vie humaine est-elle concevable sans l’animal, peut-elle, de celui-ci, faire abstraction ? Cette éviction semble des plus improbables. Lorsque l’animal, pour l’humain, cesse d’être un exploité (le cheval de trait ou de combat, le porc ou la volaille d’élevage…), il se voit réquisitionné comme ami et comme sujet de béquillage existentiel (le chien et le chat domestiques, le pinson dans la volière, le tamagotchi par défaut faute de posséder un véritable animal qui mange de vrais aliments et fait de vraies crottes…). Jusqu’à ce point, à même d’inspirer la suspicion : l’animal fait l’objet d’une dévotion déclenchant non seulement des flots d’amour mais aussi l’illusion d’une réciprocité d’intérêt. L’« espèce compagne » chère à Donna Haraway, que constitue l’énorme phalange de ces animaux de compagnie dont on veut croire qu’ils partagent notre destin, n’est-elle pas, surtout, une construction intellectuelle ou sensible, une survivance inconsciente de la pensée magique et animiste, d’esprit fusionnaliste ? Et l’animal de compagnie lui-même, en tant que créature, est-il plus qu’une espèce servile, opportuniste et dénaturée « s’ouvrant » à l’humain pour de simples raisons tactiques, relatives à la survie ? Comme a soin de le rappeler le philosophe Dominique Lestel en douchant, sur ce point, nos élucubrations, les animaux, pour l’essentiel, s’indiffèrent des humains, profiteraient-ils d’eux selon leurs besoins et les nécessités qui sont les leurs, en opportunistes habiles. Au regard de l’éthologie appliquée aux relations humain-animal, le concept d’« animal humanisé » est une construction mentale sujette à contestation (L’animal singulier, 2004).

Convenons-en malgré tout : pour l’humain, l’animal compte, et beaucoup. Il compte au registre psychologique (j’en ai le besoin), au registre culturel (je ne puis voir et admettre le monde sans lui), au registre sentimental (je ne peux simplement aimer les seuls humains). Son esthétique aussi compte, par rebond, elle qui donne sa figure, ses figures au règne animal, tout aussi fascinante également. La meilleure preuve, s’il en était besoin ? Comment l’humain aime, au regard de l’animal, jouer de mimétisme, « incorporer » celui-ci. En témoignent, à ce registre, l’animal humain dans le dessin animé, sur le modèle de Donald ; les déguisements animaux, que recyclent certains artistes plasticiens, à l’image d’une Linda Molenaar ; encore, les séances collectives d’animalisation d’un Boris Nordmann où nous est proposé de devenir une araignée, par assimilation cérébrale des propriétés des arachnides…

La nature et l’évolution n’ont eu de cesse d’amplifier la biodiversité et, en celle-ci, la diversité animale (il existerait sur Terre près de sept millions d’espèces différentes, dont plus de cinq millions pour les insectes). Cette diversité animale se traduit par une diversité de formes absolument stupéfiante, des formes toutes plus séduisantes ou spectaculaires les unes que les autres : ainsi du plumage du paon, de la robe de l’ocelot, de la pointe nasale du narval, de la mâchoire de la hyène, de l’œil de l’abeille, de la translucidité de la chair de la méduse, de l’aspect bijou de l’ange des mers, du jeu de couleurs des parures du scarabée arc-en-ciel et l’on en passe. Créer l’image du « Plus bel animal » qui se puisse trouver ? La réponse de l’IA Midjourney, l’offre de quatre têtes de fauves et rien de mieux, est sur ce point d’une pauvreté peu excusable. Allez, ce sera pour solde de tout compte un félin (l’élégance du félin, ce lieu commun) et tant qu’à faire, en expédiant la demande, un félin doté d’une belle robe mouchetée, point. Décevant, de facto.

L’IA Midjourney, qui n’a pas encore de cœur, ou qui en a trop peu, a visiblement pris à la légère la complexité du rapport érotique que nous entretenons avec les espèces animales. L’exclusion dont témoigne l’image simpliste qu’elle nous propose est à son comble. Quid des non-mammifères ? Les oiseaux, les insectes, les poissons, rien de tout cela, dans l’offre Midjourney, ne répond présent. La compétence zoologique de l’IA Midjourney, n’en doutons pas, est totale. Demandons-lui de nous livrer le spectacle d’une mer poissonneuse et nous en aurons la preuve, tout un peuple animal marin vient pulluler dans l’image qu’elle va élaborer (voir, ci-après, l’illustration obtenue de la description visuelle Sea for fishes, « Mer pour les poissons »). Cette compétence, pour autant, oublie de s’inviter dès qu’il est question de beauté animale. Perfectible, pour le moins, les performances de l’IA se révélant en la matière incontestablement médiocres.


Sea for fishes (« Mer pour les poissons »).

Cette paresse de l’IA Midjourney, s’en étonnera-t on, se dévoile à l’identique dès lors qu’il s’agit de nous offrir, dans la foulée, l’image du « plus beau végétal » qui se puisse trouver. Point n’est besoin de rappeler combien les plantes et le monde végétal sont pour l’espèce humaine, tout comme l’est le monde animal, un objet de dévotion majeur. Dans bien des religions, les plantes se voient divinisées : le maïs, chez les Précolombiens, le riz chez certains peuples d’Asie, l’arbre chez les Celtes… Le jardin, le potager, le parc végétal et l’intérêt humain (plus le plaisir) qu’ils suscitent, l’utilisation médicinale des plantes sont des invariants toutes civilisations confondues. La confection d’herbiers et l’existence d’un art végétal prodigue (de celui du bouquet à la peinture de plantes en passant par la confection de robes faites de fleurs et de feuilles, à l’instar des créations d’une Nicole Dextras), encore, est un autre signe de la passion majeure qu’inspire le végétal à l’espèce humaine.

Que retient, de tout ce dispositif dévotionnel, l’IA Midjourney ? Bien peu de choses, regrettons-le. Le plus beau végétal qui se puisse être, pour cette dernière, se résume à l’offre synthétique de quatre images de végétaux pas réellement identifiés (fougère, chardon, artichaut ?) certes agréables à regarder (feuilles ouvertes, boutons fleuris) mais dont le caractère démonstratif exprime une conception à la hâte, pressée de couper au plus court. La beauté du végétal, pour l’occasion, se résume au thème visuel de la plante qui s’offre, qui s’ouvre à nos regards pour nous séduire sans que rien ne soit montré, pour le reste, de la complexité de sa nature. Quid des pistils, des étamines, de l’ovaire, des sépales aux pointes conniventes, de la pulvérulence des pollens ? Quid de la citation allusive du mécanisme de la photosynthèse, source de développement et de vie (les végétaux présentés par l’IA, de façon incompréhensible, baignent dans une atmosphère sombre plus que dans la lumière) ? On reste sur sa faim.

5 – Architecture

Description textuelle : Georgeous architecture (« Architecture magnifique ») :

L’expression d’une culture respectable, et d’un point de vue critique

« L’architecture est le jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés dans la lumière… Les ombres et les clairs révèlent les formes ; les cubes, les cônes, les sphères, les cylindres ou les pyramides sont les grandes formes primaires que la lumière révèle bien ; l’image nous en est nette et tangible, sans ambiguïté. C’est pour cela que ce sont de belles formes, les plus belles formes… » Ainsi Le Corbusier, architecte moderne, décrit-il son esthétique propre, l’esthétique qui « fait » selon lui l’architecture respectable, celle qui gagne ses galons et mérite la reconnaissance (Vers une architecture, 1923). En résumant, une formule géométrique qui en impose, carrée sous une lumière d’été à fort ensoleillement.

L’architecture est depuis toujours le Magnus Opus, le premier, littéralement le « plus grand » des arts pour cette éminente raison, d’essence politique : entre tous les arts, elle est celui par lequel le pouvoir s’expose et dans lequel il se mire le plus efficacement. Pas d’homme politique ambitieux, de la sorte, qui ne forme le projet de laisser derrière lui de grands bâtiments, depuis le pharaon Khéops et le roi de Carie Mausole et dans leur foulée. L’empereur moghol Shâh Jahân a le Taj Mahal, Louis XIV a Versailles, Louis II de Bavière, Neuschwanstein, François Mitterrand, la Pyramide du Louvre et Recep Tayyip Erdogan, sa « maison blanche », l’immense Cumhurbaşkanlığı Külliyesi (« Complexe présidentiel ») déployé comme le palais des dieux de l’Olympe sur les hauts d’Ankara. Inoubliable ? Une magistrale carte de visite identitaire et mémorielle, en tout état de cause. Magnus Opus, l’architecture l’est aussi en cela, de façon triviale : elle occupe l’espace, on ne peut pas ne pas la voir, elle s’affiche dans le paysage de façon ostensible et incontournable, comme un placard, comme un emblème, signe plastique irradiant.

L’IA Midjourney à qui l’on demande de nous offrir l’image d’une « magnifique architecture » se souvient de cette loi élémentaire de l’architecture réussie, la Bigness, la grande dimension, aurait dit l’architecte néerlandais Rem Koolhaas, qui en a usé sans modération. Le bâtiment choisi sera donc, en bonne logique, un palais, ou un édifice religieux. L’option transcendentaliste est implicite. Magnifique, une architecture le sera d’autant plus qu’elle en impose par sa stature, sa puissance de sidération, sa capacité symbolique à méduser son usager (le « maître d’usage », comme l’on dit à présent). La petite maison dans la prairie ? L’humble Kerterre faite de terre et de chaux ? Ce type d’architecture, aurait-il nombre de vertus (il est à l’échelle humaine, peu coûteux à construire, accueillant, écologique), ne peut prétendre à la majuscule, au sublime.

Autre donnée montrant l’intelligence de l’IA Midjourney, l’importance conférée, à travers ses propositions visuelles, au décor et à l’esthétique. Le style géométrique moderniste que louange Le Corbusier (c’est le sien, sauf ces exceptions que représentent, dans sa carrière de bâtisseur, la chapelle de Ronchamp ou sa ville nouvelle pour Chandigarh) n’est pas retenu par l’IA, qui a bien appris et assimilé son histoire de l’architecture : le modernisme, depuis les années 1970, est honni pour sa froideur, sa rationalisation à outrance (le « Modulor »), son trop peu d’exubérance, son affiliation enfin au mouvement des Grands Ensembles, modèle architectural devenu un repoussoir et qu’on l’on n’attend que d’oublier. L’IA, bonne élève, met sur la touche ce qui pourrait d’un peu trop près rappeler la modernité. Les « magnifiques » bâtiments qu’elle élabore pour nos yeux tournent le dos à celle-ci, font acte, plutôt, de classicisme et se projettent vers cet autre horizon, la séduction.

Le choix de l’IA Midjourney en matière de style et de conception architecturale va ainsi, de façon peu sujette à critique, à trois courants qui ont suscité à l’égal un enthousiasme notoire : le baroque (citations implicites, ici, de Borromini, avec des citations Art nouveau), le postmodernisme (on songe à l’architecture symbolique de Roberto Venturi), la Starchitecture (par l’ampleur et l’audace des propositions, plus que par le style). Baroque, postmodernisme, Starchitecture, en matière d’offre architecturale, vont privilégier l’effet, le raffiné et le déconstruit tout en restant attachés (un peu moins pour la Starchitecture) à un réel classicisme de la conception. L’IA, à ce chapitre, reste ostensiblement (désespérément) cartésienne, diront certains observateurs au vu de l’obsession de la symétrie dont témoignent les quatre bâtiments qu’elle propose. On peut leur accorder crédit.

Cette donnée sous-tend que le sérieux de la conception, aurait-on en vue de produire l’image d’un bâtiment et non ce bâtiment, une fiction donc et non le vrai, est de la partie et n’a pas été laissé sur la touche. Un choix sans conteste à l’avantage de l’IA Midjourney. Cette dernière n’oublie pas qu’un bâtiment, par vocation, a pour devoir de tenir debout, de pouvoir affronter le temps, d’être d’abord un abri, serait-il de proportions élargies et prompt à s’afficher de manière exubérante ou ostentatoire. L’IA est une machine, les machines, aujourd’hui, savent concevoir des bâtiments solides, les architectes, au demeurant, font de plus en plus appel à elle, pour leur plus grand avantage (prouesses de la GANS Architecture en matière d’analyse des contraintes de construction, de mise en forme tectonique des bâtiments et d’adaptation concrète à la commandite). Une filiation, en l’occurrence, peut se lire entre l’IA qui conçoit des images, de simples images d’architecture, et l’IA à laquelle une agence d’architecture demande de concevoir un bâtiment, un vrai bâtiment. Capacité technique, inventivité esthétique, l’IA Midjourney, à bon droit, impressionne.

6, 7 – Sublime terrestre, Sublime imaginaire

Description textuelle : A whole sublime terrestrial world appears (« Tout un monde terrestre sublime apparaît ») :

Description textuelle : A whole sublime imaginary world appears (« Tout un monde terrestre imaginaire apparaît ») :

Une mise en images crédible du sublime, en dépit du style « chromo »

Le sublime désigne, nous disent les dictionnaires, « ce qu’il y a de plus élevé, dans l’ordre moral, esthétique… ». Affinons : « ‘’Sublime’’ désigne dans le langage quotidien une chose grandiose et impressionnante, qui ne peut néanmoins être perçue ou comprise qu’avec une sensibilité très fine. Comme concept esthétique, le sublime désigne une qualité d’extrême amplitude ou force, qui transcende le beau » (Wikipedia).

Le sublime n’est pas seulement la beauté, ou la beauté superlative, ou encore la beauté poussée à son maximum d’incarnation possible. Il représente le sentiment que la beauté – ou la force d’âme, la capacité intellectuelle et sensible, lorsque l’on parle de sentiments ou d’actes sublimes – peut viser plus haut, plus loin, plus profondément que la simple satisfaction esthétique. La beauté qu’expose le sublime et dont il irradie dépasse le code ou le sentiment esthétique. Elle se commet avec la capacité de l’humain à s’élever dès lors que l’humain agit de manière plus qu’habituelle, en se portant au-delà des normes. La beauté, alors, change de braquet, elle cesse d’être une affaire esthétique pour se commuer en représentation de l’exception, de la valeur suprême.

Exemple : la mort au combat, versant « beau » et versant « sublime ». La « belle » mort, comme le veut le style épique, est celle qui résulte du combat courageux, là où la mort « sublime » est celle qui résulte du combat plus que simplement courageux, qui engendre un salut, une libération majeure, de nature sacrificielle, une bascule du destin. Le glissement du beau au sublime, dans ce cas, se produit à convertir la mort guerrière héroïque en mort guerrière pourvoyeuse de la gloire éternelle, celle notoirement dont fait état Périclès, le leader athénien, dans son fameux Discours à ses compatriotes, lors de la Guerre du Péloponnèse. « Quand [les Athéniens] échouaient, ils ne se croyaient pas en droit de priver la cité de leur valeur (…), déclare Périclès. Faisant en commun le sacrifice de leur vie, ils ont acquis chacun pour sa part une gloire immortelle et obtenu la plus honorable sépulture. C’est moins celle où ils reposent maintenant que le souvenir immortel sans cesse renouvelé par les discours et les commémorations. Les hommes éminents ont la terre entière pour tombeau » (Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, II, 43). La mort guerrière – le beau. La gloire réputationnelle qu’elle peut engendrer – le sublime. Il y a passage du beau au sublime parce qu’il y a changement de valeur, de densité, de poids, de qualité, de distance, d’épaisseur, d’enjeu.

Le Περὶ ὕψους (« À propos de la hauteur ») : ce traité antique attribué au Pseudo-Longin, rédigé au Ier siècle de notre ère, a pour thème le sublime. Le Pseudo-Longin (un philosophe demeuré anonyme) y lie non sans pertinence beauté et « hauteur ». Il existe une beauté basse, ordinaire au fond, et cette autre, la beauté haute, extraordinaire. Cette beauté « haute » est le sublime.  Le terrestre se regarde vers le bas et est lourd, le céleste se regarde vers le haut, il est l’air au-dessus de nos têtes. Transitant du beau au sensible, notre sensibilité se métamorphose.

Le philosophe Alain Séguy-Duclot rappelle que l’usage du terme « sublime » (au XVe siècle pour la France) eut longtemps partie liée, non sans logique, avec l’alchimie : celle-ci repose sur un processus de transposition, de transmutation et de transformation. « La technique de sublimation consiste à transformer un solide en vapeur, sans passer par l’état liquide, en le chauffant. Ce passage à l’état gazeux est interprété comme une élévation, une purification, une montée de l’élément terrestre vers l’élément aérien, de l’humain vers le divin », écrit-il. « Sublime », en premier lieu, désigne « ce qui a fait l’objet de l’opération alchimique de sublimation : ce qui a été vaporisé, purifié, élevé. Le style sublime, c’est, si l’on veut, le style noble, aérien, parfait, résultat de l’alchimie secrète du langage qui a permis de purifier les sons et de les élever vers une représentation du divin » (Généalogie du sublime. Le Περὶ ὕψους du pseudo-longin : une tentative de synthèse entre Platon et Aristote, 2004).

L’IA Midjourney, au vu des images livrées à partir des deux descriptions visuelles « Tout un monde terrestre sublime apparaît » et « Tout un monde terrestre imaginaire apparaît », fait sans conteste état de capacités plutôt subtiles d’analyse comme de composition. Dans les images que nous livre l’IA, on note d’abord le recul que celle-ci met en scène dans sa manière de composer. Le spectacle que serait le « sublime » (des hautes montagnes, des vallées aérées, des ciels généreux en ouverture spatiale) est comme vu de loin, présenté sous l’espèce d’un spectacle « global », dont la vocation est d’embrasser une totalité. Pas de fragment mais la figure d’un « tout ». Le spectateur de telles images se voit mis en face d’un panorama surdimensionné qui n’est à l’évidence pas à son échelle, trop grand et trop immense qu’il est pour lui, un panorama qu’il a cependant le droit de contempler. Le matérialise la petite figure humaine, dans certaines des compositions de l’IA Midjourney, qui se tient face à un paysage idéalisé embrassant, dans une même étreinte visuelle, le terrestre et le cosmique.

 Autre subtilité de l’IA Midjourney : celle-ci a soin, dans certaines des compositions offertes, de scinder monde ordinaire et monde extraordinaire en installant ce dernier sous une cloche transparente ou derrière une fenêtre ouverte sur l’univers. L’humain représenté dans certaines des images proposées, en position de scrutateur mais non d’intervenant, paraît condamné à regarder ce spectacle d’essence supérieure (à s’en émerveiller) sans pouvoir l’atteindre d’emblée, en tous cas pas avant d’en avoir pris la mesure au terme d’un moment d’absorption dans la contemplation (le sublime nous méduse, on ne l’épuise jamais d’un simple et rapide coup d’œil). Ainsi posée, délimitant deux aires de sens séparées, cette géographie spatiale est signifiante. Elle nous convainc que le sublime, s’il existe, s’il est une tentation humaine ou un but, le but majeur de la vie (être, vivre beau, c’est normal ; être, vivre sublimement, c’est atteindre l’absolu), doit se conquérir. Le sublime ne nous sera pas livré sans que nous fassions un pas dans sa direction, sans que l’on se pousse du col, sans que l’on quitte la position confortable de celui qui regarde mais n’intervient pas, y compris dans le cours de sa propre vie.

Sourire de l’ingénuité de l’IA Midjourney au prétexte que les images produites au registre « Tout un monde terrestre sublime apparaît » et « Tout un monde terrestre imaginaire apparaît » seraient de simples compositions de type « Chromo » n’est donc pas de mise. Certes, le chromo s’invite ici sans modération. En font état la joliesse exagérée dont témoignent les images autant que l’hyperbole qu’elles exsudent. Le chromo, toujours, exagère, il pare de vertus supérieures ce qui n’en a pas forcément : un banal bord de rivière avec des saules, en vertu de ce style, sera transfiguré en un Eden définitif, caricaturalement. L’allégorie implicite de cette « lointaine distance » ou de cette « très grande hauteur » qui caractériseraient le sublime, pour l’occasion, se voit livrée sur un plateau. Elle oblige le spectateur à s’interroger sur son droit ou non au sublime, au risque d’une réponse négative et décevante – le sublime, est-ce au juste pour moi ? Suis-je assez méritant, exceptionnel ? Suis-je au-dessus ?

Dernier point à relever, en lien avec cette remarque quant à la probabilité d’un accès plus impossible que possible au sublime : le caractère anthropofuge des paysages où s’incarne le sublime version IA Midjourney. Regardons les images livrées par l’IA à l’entrée « Sublime ». On voit là, à tire-larigot, des paysages grandioses mais des humains non, pas un seul d’entre eux. Aucune trace en ces lieux d’un être humain, sauf sous l’espèce de ce spectateur extérieur à l’univers sublime lui-même, qui regarde le spectacle depuis le dehors – un tiers exclu, plus qu’inclus. Comme à nous suggérer que le sublime, avec l’avènement de l’ère des masses et la « vulgarité » qui caractérise ce moment sociologique de notre civilisation (la « vulgarité », étymologiquement la « qualité de ce qui est commun »), a aujourd’hui déserté la géographie humaine.

L’IA Midjourney, preuve accrue de sa subtilité analytique, semble avoir assimilé que le sublime, dans l’ordre des attentes humaines, est à la fois fortement désiré (aspirer à vivre « haut ») et considéré comme exceptionnel, à ce point exceptionnel au demeurant qu’il en devient potentiellement inaccessible (vivre « haut » est hors de portée). Le spectateur des images du sublime version Midjourney voit révélées en filigrane de celles-ci, et le sentiment de sa médiocrité, et sa position excentrée par rapport au sublime. Ce sublime, le territoire en est décidément autre, séparé, « hétérotopique » pour en user d’un adjectif signifiant rodé par Michel Foucault, un terme, celui de l’« espace autre », que ce philosophe utilisait pour qualifier les espaces sociaux à la marge des lieux de vie usuels, à l’instar de la prison ou de l’hôpital psychiatrique. Un territoire à regarder, faute d’avoir encore les moyens de le pénétrer, et de s’y fondre de corps.

8 – Mix

Description visuelle : A very beautiful human body and a very beautiful animal and a very beautiful plant and a very beautiful architecture appear in a terrestrial imaginary sublime landscape (« Un très beau corps humain, un très bel animal, une très belle plante et une très belle architecture apparaissent dans un paysage terrestre imaginaire sublime ») :

Le trop, source de confusion pour l’humain comme pour la machine

Dernière demande faite à l’IA Midjourney : composer une image (quatre images, donc, l’IA en produit toujours ce nombre, à charge pour l’utilisateur de faire son choix) dont la « description visuelle » cumule toutes les demandes particulières précédemment faites. Libellé de la demande : « Un très beau corps humain, un très bel animal, une très belle plante et une très belle architecture apparaissent dans un paysage terrestre imaginaire sublime ».

Le cumul des demandes spécifiques de création d’images faites antérieurement à l’IA Midjourney (leur « mix », une addition qui induit leur mélange) produit sans surprise une superposition d’entrées, plus qu’une fusion. Avec cette conséquence : l’énoncé visuel livré à nos regards de spectateurs est peu pertinent. À quelle image, et à quelle image de quoi a-t-on cette fois à faire, au terme d’une telle demande ? On ne saurait le dire avec certitude. Rien de réaliste en tout cas, ou si peu (seule la première des quatre images est peu ou prou réaliste). La lisibilité se perd, l’expression, à ne pouvoir sélectionner, se fait confuse.

Il est vrai que la demande faite à l’IA Midjourney, à rallonge (a + b + c + d +…), s’avère plus intraitable que traitable. Elle offre d’office trop de possibilités. Ce « trop de possibilités » ne met pas exactement l’IA en échec : celle-ci s’exécute, elle essaie de tout faire loger dans un minimum de place et s’applique point par point à positionner au creux de l’image ce qui est censé s’y trouver : un beau paysage (très peu naturel, comme on le voit), un beau corps (animal plus qu’humain), une belle architecture (qui prend ici un peu trop de place)… Ce travail d’accumulation, pour autant, ne satisfait pas notre regard pour cette raison énoncée à l’instant, l’image ne « dit » pas, ne renseigne pas ou pas de façon claire, le signifié ne s’y accorde pas au signifiant ou plutôt, on peine, spectateur, à établir des liens entre signifié et signifiant.

En quoi cependant n’y a-t-il pas échec de l’IA Midjourney ? L’Intelligence Artificielle, dans ce cas précis, rencontre le même problème que le cerveau humain : trop de connexions neuronales lui sont demandées au même instant, la confusion s’installe. Mais une décision doit être prise. Une offre visuelle, malgré cet écueil, nous est donc faite vaille que vaille. Sans certitude que cette offre visuelle sera plus qu’un pari osé débouchant sur une proposition autre qu’erratique, sans colonne vertébrale, prompte à « partir » dans tous les sens et à nous échapper sémantiquement.

La demande faite à l’IA Midjourney de composer une image « mixant » un maximum d’entrées, loin de condamner ses aptitudes, signale qu’elle se comporte comme le cerveau humain lorsque celui-ci doit affronter une somme d’informations ou de demandes qui excède sa capacité à trancher sur le champ. Cette situation implique la sélection, de nature exécutive (allons-y) mais non forcément justifiable et rationnelle (allons-y mais sans garantie d’une réponse appropriée), qu’elle soit déductive ou inductive.

Où le vérifier, au cas où l’on aurait fini par l’oublier : l’IA Midjourney est bien une création humaine.


Cette enquête est un complément de l’ouvrage « Hors de vue – De l’invisuel et de la minoration physique de l’art » de Paul Ardenne, à paraître cet automne 2023.

Image en-tête : L’avatar, en négatif, de Paul Ardenne réalisé avec Cartoonize

Blog de Paul Ardenne : https://paulardenne.wordpress.com

One Reply to “AB (Artificial Beauty), 2/2”

  1. Voilà une mise à l’épreuve de haute stratégie et c’est à se demander si le compte rendu n’est pas le fait d’un agent conversationnel (comme Chatte j’ai pété). Peut-être un avant-goût de la prochaine étape : quand la machine analysera elle-même ses propres créations.

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