(N°11) Entretien avec Robert STORR –
Son bureau déborde de papiers, livres et catalogues, pour autant le regard que Robert Storr porte sur l’art ne manque pas de clarté. Il semblerait en fait que tout soit pour lui affaire de justesse. Il s’agit de trouver le bon mot, de mettre le doigt sur quelque chose. Là où certains voient une rupture, il trouve une continuité, là où certains parlent de confrontation, il pense complémentarité ou différence. Artiste, écrivain, critique d’art, commissaire d’exposition, doyen de la Yale University School of Art, l’homme aux multiples formes d’activités est aussi affairé qu’il est curieux. Dans le monde de l’art, il avance en explorateur ; il connait bien le terrain, et s’il ne néglige aucune piste, il aime suivre des directions surprenantes et mystérieuses. En supporteur attentif et actif de la Biennale de Paris, il suit de près son actualité et son évolution. Dans cet entretien, il a accepté de nous livrer son point de vue sur cette dernière et de réagir à quelques unes des questions qui la préoccupent.
Caroline Keppi : Peut-on manifester de l’intérêt pour la Biennale de Paris quand on n’a rien contre l’art ?
Robert Storr : Je n’ai jamais considéré l’art comme une chose opposée à une autre. Je réponds à l’intelligence et l’imagination là où je les trouve. La Biennale de Paris a les deux. C’est pourquoi je m’y intéresse.
CK : La Biennale de Paris a été fondée en 1959 par André Malraux, puis arrêtée en 1985. En 2000, Alexandre Gurita la, réactivait, ou, selon certains, la piratait. Quel est ton sentiment par rapport à ce geste ?
RS : Les flibustiers « recyclent » le surplus que les autres tiennent pour acquis. J’aime les flibustiers. En cette période d’appropriations, pourquoi ne pas se réapproprier des institutions utilisées à mauvais escient ou sous-exploitées ? Personne ne souffre, tout le monde y gagne puisque le monde a besoin de nouvelles sources d’énergie et d’idées – même lorsqu’elles s’habillent de vêtements de seconde main. Par ailleurs, la Biennale de Paris poursuit certainement l’idée du Musée sans murs – qui n’est rien d’autre que la traduction anglaise du projet esthétique de Malraux – de laquelle résulte une biennale sans objets.
CK : La Biennale de Paris est une institution en rupture avec l’idée d’institution. Ce paradoxe te semble-t-il intéressant ?
RS : Les révolutions de Palais sont courantes dans l’histoire de l’art. Le Bauhaus, par exemple, est né des ruines de la Weimar Art Academy après la Première Guerre Mondiale. La même chose s’est passée en Russie à la même période. Kandinsky, Chagall et Malevitch ont remplacé les vieux professeurs à Vitebsk. Selon moi, les seuls artistes qui soient véritablement anti-institutionnels sont les solitaires qui résistent à la tentation de propager leurs idées dans un contexte formel. Donc je ne vois là aucun paradoxe; juste un processus.
CK : Penses-tu que l’on puisse être artiste sans produire d’objets d’art ? Les mots peuvent-ils être un médium ?
RS : Je ne pense pas que l’on puisse être un artiste sans médium. Si ce médium, c’est les mots, alors on peut être un artiste sans produire ni objets, ni images, mais le challenge devient dès lors l’usage de mots au même titre qu’un autre dans le domaine de la philosophie, l’histoire, la littérature et autres disciplines verbales. La « Théorie » couvre une myriade de possibilités pour la pensée et l’écriture interdisciplinaires, autant que pour la création de nouvelles disciplines. Cela produit également une myriade de travers de la part de personnes qui font un mauvais usage des mots et cherchent à échapper à la critique en disant qu’ils sont engagés dans l’entreprise transcendantale appelée « théorie ». En tant que vétéran des années 60-70, j’ai une profonde méfiance envers les grands concepts exprimés dans des termes vagues. Ce qui importe, c’est ce sur quoi on peut s’appuyer. S’il n’y a rien, c’est qu’il s’agit d’une fraude. Les fraudes perpétrées dans le monde financier devraient nous avertir que les « dérives » dans le domaine de l’idéologie et de l’esthétique ne doivent pas être plus dignes de confiance qu’un stock fictif.
CK : Penses-tu qu’il est nécessaire d’inventer une nouvelle terminologie de l’art, dès lors qu’il y a renouvellement de l’art ?
RS : Chaque moment nécessite son propre langage pour clarifier comment il se distingue – pas forcément en mieux ou en pire, juste comment il se distingue – de ce qui existait avant. Le tout est de trouver le « mot juste ». Ce qui est une forme d’art en soi, de la même façon que Mallarmé répondait à Degas, qui voulait écrire un poème mais se plaignait du manque d’idées, : « la poésie est faite de mots, pas d’idées ». Sol LeWitt quant à lui disait qu’ « une idée est une machine pour faire de l’art ». Ces phrases sont contradictoires, mais je pense que les deux sont vraies. Les mots peuvent créer des idées, les idées peuvent être la machine pour créer de l’art. Cependant, le jeu est le premier pas. Dans le domaine de l’art et du langage, l’Homo Ludens l’emporte sur l’Homo Sapiens et précède l’Homo Faber.
CK : Le mot « invisuel » t’inspire-t-il ?
RS : Je ne suis rien sinon visuel. Pour moi la lecture est la première et la principale expérience visuelle. En tant que personne dyslexique, ma première connaissance du langage était de voir de quoi avait l’air la page ou comment cela résonnait dans mes oreilles. Les mots m’ont affecté longtemps avant que je sache ce qu’ils signifiaient; ils avaient des propriétés physiques énigmatiques. Les observer sur la page et spéculer sur leur signification m’a appris plus que de les trouver dans un dictionnaire, ce que j’ai d’ailleurs été longtemps incapable de faire.
CK : Certains reprochent à la Biennale de Paris de ramener dans le champ de l’art des pratiques qui s’en sont soustraites.
RS : Rien n’est jamais retiré de la conscience humaine de façon permanente, cela s’éclipse pour un temps donné, et puis cela réclame à nouveau de l’attention. Ce n’est pas le moment pour certains types de pratiques artistiques, mais leur moment reviendra; excepté que le monde sera différent, le public sera différent et les médiums eux-même seront altérés. C’est une bonne nouvelle pour l’art conceptuel, car à celui-ci sera épargné le sort de se voir réduit à n’être qu’un style parmi d’autres, représentatif d’une époque et d’un type de pratique, et comme tel devant être frappé tôt ou tard d’obsolescence. Pound disait qu’un classique est du nouveau qui reste nouveau. LeWitt est toujours nouveau, même si les années 60 et 70 sont de l’histoire ancienne.
CK : Et que penses-tu d’un catalogue, ou d’un journal, qui réunit des pratiques invisuelles, c’est-à-dire des pratiques ne pouvant être identifiées comme étant de l’art ?
RS : Je n’ai rien contre les catalogues – comment le pourrais-je ?, ma maison en est pleine, et parmi eux, le catalogue rouge de la Biennale de Paris. En revanche je me plains des catalogues mal conçus qui n’offrent rien sinon le prétentieux souvenir d’une exposition, et les pires sont les prétentieux souvenirs d’expositions prétentieuses. Ceux-là devraient retirés de toutes les étagères qu’ils encombrent et utilisés comme matériaux de construction pour logements sociaux. Tout ce qui sert une esthétique utile – ou peut-être devrais-je corriger et dire une fin inutile, puisque l’esthétique est inutile du point de vue du sens utilitaire – me va. Peut-être le prochain catalogue de la Biennale de Paris devra-t-il être jaune vif. Ce n’est pas une couleur militante, mais le rouge ne l’est pas non plus, et le jaune remonte le moral au cours des longues journées d’hiver.
CK : Un artiste peut-il vivre de son travail s’il n’a pas d’objets à vendre, s’il est en dehors du marché de l’art ? À ton avis, peut-on imaginer d’autres économies de l’art ?
RS : Je fais des peintures que personne n’achète, principalement parce que je ne fais aucun effort pour les vendre. Je peins parce que cela fait sens pour moi. Je me sens au moins aussi pur à cet égard que la plupart des artistes conceptuels que je connais, et même plus pur que certains. Mais quel mal y-a-t-il à vivre de son œuvre quand on le peut? En ce qui me concerne, je préfère être un patron de l’art qui se subventionne lui-même, en tant que critique et curateur, en soutenant le travail fait par d’autres. Si quelque artiste conceptuel veut échanger sa place, je pourrais étudier la possibilité de vendre ce que je fais. Yves Klein remporta un succès assez important en vendant de l’art qui était invisible, ou visuel pour une période brève seulement, après laquelle la seule trace fut un certificat de vente. Beaucoup d’œuvres conceptuelles existent sous la forme de certificats ou de reçus. Ils sont évidemment assez visuels et sont souvent reproduits dans des catalogues et même montrés dans des expositions. Le marché est omnivore et polymorphe; il trouve toujours sa proie.
CK : À ton avis, l’art contemporain est-il en avance, synchrone ou en retard sur la société ?
RS : Ce que nous savons grâce à Albert Einstein, Jorge Borges et Fernand Braudel, c’est que le temps n’évolue pas à l’unisson pour toutes les personnes et toutes les choses. Il est élastique, fragmenté et réversible. Parfois l’art EST en avance sur la société, mais à quoi bon, si personne n’en a conscience ? Parfois l’art est en retard sur la société, mais où est le préjudice, puisque dans l’ensemble on ne sait pas où va la société ? Mais l’art est lui-même à chaque fois qu’il tente de se trouver et voici pourquoi il nous importe autant, parce qu’il est son propre impératif.
CK : Quel avenir peux-tu imaginer pour la Biennale de Paris et que peux-tu lui souhaiter ?
RS : [NDRL à Alexandre Gurita] Surprends moi et je serai heureux. Fais un catalogue jaune et je serai en délire. Oublie le rouge, contourne l’IKB et « let the sun shine ».
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Entretien réalisé par Caroline Keppi en 2012
Article publié pour la première fois dans le Journal de Paris, premier titre de presse quotidienne publié en France en 1777. Le Journal de Paris renaît après deux siècles de silence, en publiant un numéro événement consacré à la Biennale de Paris, une biennale sans exposition qui doit être lue et non pas vue. Ce projet éditorial a été réalisé en partenariat avec NBE éditions – David d’Equainville et diffusé le 17 avril 2012 par les MLP dans les kiosques de Paris et ses environs à 20.000 exemplaires.
Photo en-tête de l’article : Alexandre Gurita avec Robert Storr dans son bureau à Yale School of Art, par Sylvie Chan Liat en 2011, lors de la Biennale de Paris à New York.
Sur la couverture du numéro 11 de la Revue de Paris : Robert Storr dans son bureau à Yale School of Art, par Sylvie Chan Liat en 2011, lors de la Biennale de Paris à New York.
Robert Storr est écrivain, artiste et critique d’art. Ancien Directeur de la Yale University School of Art et premier directeur américain de la Biennale de Venise en 2007. Il écrit pour de nombreux journaux et revues, parmi lesquels Art in America, Artforum, Art Press, The New York Times, The Washington Post, The Village Voice, Interview, Parkett, Art Press, Frieze magazine.
Je note dans l’entretien très vivant de Robert Storr que « les seuls artistes qui sont véritablement anti-institutionnels sont les solitaires qui résistent à la tentation de propager leurs idées dans un contexte formel ». L’évocation du « contexte formel » a retenu mon attention car l’adjectif « formel » signifie : ce qui exclue toute méprise, toute équivoque, ce qui évoque ce qui est incontestable. Et en même temps « formel » concerne uniquement la forme, l’apparence plus que la matière, le contenu. Faut-il alors entendre par « contexte formel » le monde des objets en art ?
(suite) Quitte à être un peu simpliste, je pense qu’il faut s’intéresser à l’art du point de vue de son « contenu » plutôt que du point de vue de sa forme seule.